LES ATTEINTES CORPORELLES
QUAND L’USAGER EST ATTEINT
DANS SON INTEGRITE PHYSIQUE
Avec la participation d’Alice BROS, Michel CHAVIGNAUD et Lucette son épouse, Samuel DEFRENEIX, Jean Sébastien MORANDINI, patients, de Clément DEMINITROUX, ergothérapeute, Pauline JAGLIN, psychomotricienne, Alexandrine LAGARDE, responsable Qualité et gestionnaire des risques, Emilie LAPLAGNE, psychologue, Ludivine LEVAVASSEUR, Cadre de santé de proximité, Camille PEYRAMAURE, assistante sociale, Karine PRUNIER, infirmière coordinatrice, Céline VILLARD, coordinatrice Hôpital de Jour, Yves-André VIMONT, médecin directeur en retraite, professionnels au CRRF André Lalande, d’Alain MOLAS, animateur, Sandrine LARDILLER, Amandine ROUGEOL et Mireille DEPAULIS, secrétaires de séances, membres du groupe de recherche PLURIACT.
Synthèse composée par Alain DEPAULIS à partir des témoignages individuels et collectifs.
* * *
Avant-propos
Nous avons recueilli le témoignage individuel de personnes ayant été victimes d’une atteinte à leur intégrité corporelle (accidents médicaux ou accidents physiques) et de professionnels d’un Centre de Rééducation et de Réadaptation Fonctionnelle qui traite ces affections spécialisées. Elles ont ensuite accepté une rencontre afin d’échanger leur expérience. Ce sont ces paroles d’usagers et de professionnels que nous livrons.
Le CRRF André Lalande (Partage & Vie) a ouvert ses portes en 1996, il accueille des patients qui souffrent d’affections psychomotrices, conséquences d’accidents de la route, d’AVC, de maladies neurologiques… Il assure le suivi à domicile, l’aide au retour à l’activité professionnelle et des séjours de relance. Dans les années qui suivent l’ouverture, l’équipe trace sa voie singulière par la mise en œuvre d’outils originaux. En 2002-2004 est instaurée le P3I, Plan d’Intervention Interdisciplinaire Individualisé, qui soutient la position participative du patient. Le patient devient acteur auprès de l’équipe soignante. Adhésion en 2010 au réseau COMETE, en partenariat avec le CHU de Limoges, destinée à favoriser le retour vers l’emploi des personnes hospitalisées dans nos établissements. En 2013, le centre adhère au réseau Planetree francophone (1er établissement en Europe, médaille de Bronze en 2015). L’association Planetree promeut une philosophie du soin centrée sur la personne (patient et soignant) et l’humanisme. Son objectif est de soutenir la personnalisation des soins en renforçant les liens avec les professionnels ainsi qu’avec son environnement. En 2015, cette orientation est complétée par la création d’Hémipass (HEMI Prévention, Autonomie, Santé, Sécurité), une petite équipe qui travaille en autonomie complète. Cette unité intervient à domicile à la demande du patient ou de proches. Forts de cette culture institutionnelle, les membres du CRRF se reconnaissent dans les trois termes suivants : Humanisme, Professionnalisme, Vision holistique.
Présentation des participants
Les patients
Alice BROS
Alice a été victime d’un calcul rénal qui a justifié une intervention chirurgicale dans le prolongement duquel elle a fait une septicémie. Elle a été hospitalisée au centre André Lalande puis à Bordeaux. Elle a subi une amputation de la main droite et d’une partie des doigts de la main gauche. Elle vit avec une prothèse et elle a repris son activité professionnelle.
Michel CHAVIGNAUD et Lucette, son épouse
Michel a été brutalement frappé par une maladie rare, une ischémie médullaire qui l’a rendu paraplégique avec perte de l’autonomie sphinctérienne. Son état requiert une assistance permanente. Il a traversé une période suicidaire avant de retrouver une stabilité grâce au soutien de son entourage. Il maintient, à la mesure de ses capacités, une activité d’apiculteur.
Samuel DEFRENEIX
Samuel a eu un accident du travail en 2002, il est agriculteur, une botte de foin lui est tombée sur le dos entraînant une paraplégie incomplète. Il a été hospitalisé une 2ème fois pour une fracture de la hanche en 2019. Il est en fauteuil mais il a acquis une marche de confort après son accident. Il continue son métier avec des véhicules aménagés.
Jean Sébastien MORANDINI
Jean Sébastien a été victime d’une dissection aortique et d’un AVC qui auraient pu lui être fatal. Il a été opéré, puis il a fait un coma. Des graves séquelles au plan de la mobilité, de la vue ont justifié des hospitalisations à Limoges, à Rennes et un séjour d’un an au CRRF. Il a acquis une autonomie qui lui permet d’assumer son quotidien, il conduit une voiture sans permis.
Les professionnels
Clément DEMINITROUX, ergothérapeute
Clément Deminitroux a travaillé sur le plateau technique pour les hospitalisations de jour et les hospitalisations complètes. Il travaille à Hémipass. Les ateliers d’éducation thérapeutique qu’il co-anime aident les patients à acquérir des connaissances mais aussi à évoluer dans l’acceptation de la maladie et/ou du handicap. Ils doivent aussi permettre l’expression du ressenti personnel.
Pauline JAGLIN, psychomotricienne
Pauline Jaglin pratique la relaxation, l’hypnose, son rôle est de faire le lien entre le corps et l’esprit. La relation patient-soignant est au centre de la prise en charge, les méthodes, Le fait de travailler seule avec le patient offre un espace de parole, l’expression du ressenti du patient est au centre de sa démarche.
Alexandrine LAGARDE, responsable Qualité et gestionnaire des risques
Au titre de responsable Qualité, Alexandrine Lagarde a une vision globale de la vie du centre. Sa mission est orientée sur le vécu des patients et leur prise en charge. Elle s’assure que son projet soit réellement une co-construction soignants/soigné. Elle a également la responsabilité de la sécurité.
Emilie LAPLAGNE, psychologue
En qualité de psychologue du travail au sein d’une équipe pluridisciplinaire, Emilie Laplagne est amenée à voir les patients en entretien individuel, en entretien avec ses collègues (assistante sociale ou ergothérapeute), ou lors d’ateliers d’éducation thérapeutique. Par-delà son rôle informatif, elle prépare le patient à un retour à l’emploi.
Ludivine LEVAVASSEUR, Cadre de proximité
Ludivine Levavasseur est responsable d’une équipe d’aides-soignantes et d’infirmières et de l’équipe hospitalisation de jour (HDJ). Son rôle est de veiller à la qualité et à la sécurité des soins. Elle est garante du confort physique et psychologique du patient et de la dynamique positive des équipes soignantes.
Camille PEYRAMAURE, assistante sociale
Camille Peyramaure intervient auprès des patients en hospitalisation complète et auprès des patients Hémipass. Elle peut être sollicitée soit par le patient soit par le médecin ou encore après discussion avec l’équipe. Elle accompagne le patient dans son retour à la maison et l’acceptation d’aides à domicile.
Karine PRUNIER, infirmière coordinatrice
Aide-soignante, puis infirmière. Karine Prunier est actuellement infirmière coordinatrice d’Hémipass et des admissions en hospitalisation complète. L’équipe répond à une demande du patient ou de toute autre personne. Un RDV à domicile permet de faire un bilan et de rédiger un projet qui sera validé par le patient.
Céline VILLARD, coordinatrice Hôpital de Jour
Aide-soignante pendant 10 ans en hospitalisation complète, Céline Villard est coordinatrice de l’hospitalisation de jour et du comité de pilotage de Planetree. Elle assure les admissions à l’HDJ. Elle fait ensuite l’accueil du patient, note ses difficultés, revoit le patient toutes les semaines et anime la réunion hebdomadaire pluri professionnelle. Elle recueille les documents médicaux légaux, par exemple : la personne à prévenir.
Yves-André VIMONT, médecin directeur en retraite
Le docteur Vimont, présent sur le CRRF depuis son ouverture en 1996, médecin chef d’établissement puis médecin Directeur depuis 2018, a assuré la co puis direction de direction de l’établissement jusqu’à 2022 . Formé à la médecine physique et de réadaptation, il s’intéresse à la personne dans sa globalité. Il affirme comme principe fondateur le bien-être physique, psychologique, social et culturel de la personne. Il est à l’initiative de la culture interdisciplinaire qui est la signature du centre André Lalande.
Le temps de l’accident
Dans chacun des cas, ce sont des accidents qui font effraction dans le quotidien de la vie. Accident médical pour Alice, Jean Sébastien ou Michel, accident professionnel pour Samuel. De nature affirmée, dure au mal, Alice n’a pas été réceptive aux douleurs qui annonçaient son problème rénal. Lorsque le calcul a été opéré, la septicémie a suivie avec ses conséquences : la souffrance physique et l’amputation de sa main. Michel s’est toujours connu une bonne santé, du jour au lendemain ses jambes ne l’ont plus porté. Il a eu beaucoup de mal à surmonter ce handicap qui s’est imposé à lui, au point d’avoir des idées suicidaires. Il a bénéficié d’un environnement familial qui structure sa vie. Victime d’un accident qui lui cause une paraplégie incomplète, Samuel n’a eu de cesse de retrouver son autonomie et l’exercice de son métier. Il pratique le handisport. Jean Sébastien n’a jamais connu la maladie, au sortir du coma qui suit son AVC, il se découvre tétraplégique et aveugle, il a des problèmes respiratoires les cordes vocales collées. Il a échappé à la mort, il lui fallut réinventer sa vie. Ces quatre personnes qui ont acceptées de témoigner nous disent comment leur vie a basculé, combien l’accident fut d’autant plus violent qu’il était imprévisible. Elles sont d’évidence dynamiques, réactives, battantes. Elles ont fait face et lutté pour se projeter dans une nouvelle vie. Sans doute des personnalités moins positives se laissent-elles gagner par un état dépressif. Conformément à leur vœu, nos témoins espèrent que leur expérience soit utile à d’autres, qu’elle soit un encouragement pour qui affronte une telle épreuve.
Le temps des soins, le style de l’accompagnement
Lorsque le patient arrive au centre, la plupart du temps il est tendu. Il va dans sa chambre mais il est rapidement en quête d’informations, il est submergé par les questions. Il se découvre un vécu auquel il n’est pas préparé, sur lequel il n’a aucune connaissance, ainsi que le dit Jean Sébastien : « On n’a aucune visibilité ». Les soignants insistent sur l’importance de ce temps de l’accueil. C’est un temps qui conditionne la qualité des soins. L’accueil se module selon chaque personne, en fonction de son âge, de sa personnalité certains sont plus désorientés que d’autres : « avec les humains les choses ne sont jamais écrites, jamais les mêmes ». Il faut permettre à chacun d’être en confiance, accepter son désarroi, son inquiétude car si la relation est conflictuelle tout devient compliqué. Le soignant doit s’efforcer de créer un lien positif par-delà les éventuels mouvements d’agacement, de revendication. C’est parfois de la colère qui éclate, surtout lorsque cette réalité implacable s’impose : « il n’y aura pas de retour en arrière ». C’est aussi souvent un sentiment d’injustice qu’exprime le patient dans ce premier temps. Il s’accompagne assez souvent d’une baisse de moral voire d’un état dépressif. Les questions portent sur la crainte d’une récidive, celle d’avoir autre chose ou sur la rééducation à venir : « Est-ce que je vais y arriver ? » Il existe aussi parfois une crainte du regard de l’autre. Les soignants observent comment le discours évolue, certains sont plus attentistes, plus passifs, d’autres plus déterminés, plus actifs. Ces derniers se projettent avec la volonté de mettre des choses en place. C’est aussi un temps qui doit permettre aux soignants de recueillir les premières informations médicales, administratives et personnelles : « Où le patient en est-il par rapport à son handicap ? Que sait-il de sa problématique ? »
Lors de son séjour au centre, Alice témoigne qu’il y avait toujours quelqu’un pour répondre à ses attentes, les informations médicales étaient faciles à obtenir. A chaque étape on lui expliquait le déroulement des choses : « Je savais à quoi m’attendre. J’ai bien suivi mon évolution et je n’ai pas hésité à poser des questions. On n’est jamais face au fait accompli ». Alice a fait le choix de rester dans sa chambre, concentrée sur elle, sur ce qu’elle avait et les solutions qu’elle devait trouver. Sa positivité se révèle dans cette remarque d’avoir tiré parti du turnover de certaines spécialités. Elle a été suivie par plusieurs kinés et loin d’y voir un désagrément elle a su profiter du fait que chaque professionnel n’appréhendait pas la rééducation de la même manière, c’était donc pour elle un autre éclairage enrichissant. On peut en effet tirer des leçons du fait que personne ne dit et fait les choses de la même façon ! De son expérience dans les divers établissements où elle a séjourné pour sa prothèse, elle a apprécié la structure familiale qu’offre le centre André Lalande : « Je me sentais dans une ambiance familiale. Il y a un intérêt à ce que l’établissement soit à taille humaine. »
Jean Sébastien ose l’expression d’« accompagnement en douceur ». Il n’a jamais été malade auparavant et il a pris la mesure de l’importance d’un entourage humain dans cette épreuve. Quand on a été frappé par cette maladie on est réduit à de la douleur et là : « j’ai pu acquérir la certitude que j’étais humain parce que j’étais entouré d’humains, on est considéré comme autre chose qu’un malade ». Cet accompagnement est nourri par le regard des aides-soignantes mais aussi celui des autres patients : « au quotidien on ne vous voit pas avec les yeux de la pitié ». Jean Sébastien a été hospitalisé à Limoges et à Guéret, il a été sensible à l’humanité et à la douceur des soins prodigués au centre André Lalande : « c’est difficile à expliquer, précise-t-il ». L’ergothérapeute, la psychologue l’ont aidé à se réapproprier son corps : « Je ne savais plus où étaient mes jambes », « Chaque soignant vous renvoie des petits bouts de ce que vous êtes et de vos difficultés auxquelles il va falloir s’adapter ». A Noth constate-t-il on vous explique tous les mots, à l’exemple du mot plasticité : « Nous ne sommes pas juste un patient, un numéro. C’est important de ne pas déshumaniser. » Et de conclure avec cet humour dont il ne se départit jamais : « C’est l’expérience la plus douloureuse de ma vie mais étrangement la plus intéressante, mais on peut très bien s’en passer ! »
L’approche sensible
Le centre offre au patient des espaces variés de reconstruction, des plus techniques aux plus intimes, ainsi de la psychomotricité : Comment apprivoiser la douleur ? Comment intégrer l’émotionnel, l’affectif et le cognitif ? Comment se réapproprier une nouvelle image du corps, une nouvelle image de soi ? Quelle identité peut se construire avec cette nouvelle corporéité ? A la première rencontre le patient se présente souvent avec son dossier médical quelquefois avec une prescription. Cependant l’espace individualisé lui offre une opportunité pour parler de l’histoire de sa maladie, de sa pathologie, de son vécu, pour parler de lui. Certains s’en saisissent d’autres le rejettent parce que psycho-quek-chose ! Les accessoires sont accessoires, ils composent un cadre qui permet de favoriser la relation à l’autre. Là peut se dire tout un éventail d’émotions : le stress, la révolte, la colère retournée contre le membre incriminé : « c’est la faute de ce bras !» Il y a une personnification des troubles. Le patient découvre un corps qui vivait sans qu’il ait besoin d’y penser, un corps qu’il ignorait. Il découvre son schéma corporel, il apprend à différencier un mouvement d’un geste : « Lorsque je fais un mouvement en conscience, ce mouvement-là c’est moi ! » « Il y a ce que j’imagine pouvoir faire et ce que je suis capable de faire. » Il existe parfois des troubles cognitifs dont le patient n’a pas conscience. Il éprouve son corps, il le met à l’épreuve non sans éveiller des angoisses primaires. Dans certains cas certaines parties du corps sont mortes ou invalides : « Qu’y a-t-il de solide dans le corps ? » Cet accident n’évite par des questions existentielles inédites : « Qui suis-je à présent ? » Ni l’angoisse de l’avenir : « Qu’est-ce que je serai après, si mon corps ne répond plus comme avant ? » Ce travail de reconnexion le conduit à l’acceptation de ce qu’il est devenu, au désir d’apprendre à refaire seul et à se projeter dans l’avenir : « J’ai envie d’accepter, mais est-ce que ça va rester comme ça, est-ce que j’aurai des séquelles, des douleurs ? » C’est dans une patiente relation où l’esprit se réconcilie au corps meurtri que le malade trouve sa voie de reconsidération.
La prise de conscience de la perte
A son arrivée le patient vit une période d’incertitude, il est sous le choc de l’accident, à ce stade il exprime peu son ressenti. Son attention est happée par ce que son regard lui donne à voir de son corps abîmé. Des interventions lui sont annoncées, une amputation : « Comment va-t-il être amputé ? » Une rééducation : « Pour quoi faire, qu’est-ce que ça veut dire ? » Il lui faut un temps pour réaliser ce qui lui arrive, pour poser ses questions, pour comprendre : « Mon projet a évolué depuis un an, il fallait faire le deuil de l’ancien soi » constate Jean Sébastien. Ce temps est en effet régulièrement exprimé par les patients, pour se reconstruire il faut faire un deuil. « Je ne serai plus jamais comme avant ! » La personne qu’on croit être n’est plus celle que l’on est. Difficile acceptation : « Parfois, certaines remarques peuvent être douloureuses sur le moment, mais cela m’a aidé. ». Un accompagnement psychologique est nécessaire pour franchir ce pas qui révèle toute la singularisation du soin par sa temporalité intime. Chaque patient a son propre rythme, là s’exprime le savoir-faire du soignant, percevoir lorsqu’il est nécessaire de faire quelques pas en arrière, au risque de bloquer la personne dans sa progression. Sa présence est une aide constante à l’expression des inquiétudes et des émotions de la personne. A contrario, certains patients font immédiatement leur toilette, manipulent leur prothèse facilement, d’autres enfin sont dans le déni complet de leur état.
Le patient n’a aucune visibilité. Le temps de comprendre se développe grâce aux retours que font les soignants après les réunions. C’est à l’occasion d’une réunion que Jean Sébastien a compris que sa main serait « une main d’appoint ». La prise de conscience se fait également par la confrontation avec les autres patients, les échanges sur leur état. L’impact est plus fort quand les patients discutent entre eux, par exemple lors des séances d’éducation thérapeutique (ETP), ils ne se privent pas de dire aux soignants : « vous n’êtes pas à notre place ». Ainsi acceptent-ils les modifications physiques à partir desquelles leur projet de vie pourra se construire. Dès lors qu’il a repris conscience de ce corps abimé, il faut le faire travailler. Lors de la réunion de synthèse des perspectives se dégagent.
« Au départ ce n’est pas facile de se retrouver, mais on n’a pas le choix faut se battre, y a pas le choix on vit autrement mais on vit ! » Cet impératif énoncé par Samuel, moteur de sa détermination est une condition de la réadaptation. Pour se reconstruire, il faut vaincre l’incertitude car il est difficile de fixer l’objectif adapté, il faut souvent rechercher des objectifs intermédiaires : « Les grands objectifs, explique Jean Sébastien, voir correctement, utiliser son bras c’était trop compliqué… On est obligé de se mettre des « sous objectifs » ». Les réunions l’ont aidé à comprendre qu’il ne fallait pas qu’il se mettre des objectifs « trop lointains ». Alice vit avec l’idée de rentrer chez elle, de pouvoir se débrouiller et reprendre son travail : « Je me demandais ce que j’allais pouvoir faire », « je ne savais pas à quel point j’allais être affectée », elle s’interroge sur les aménagements à faire. Sa volonté de s’adapter a été le meilleur garant de sa réadaptation : « J’ai fait tout ce qu’il fallait pour y arriver. Quand faut y aller faut y aller ! » Ainsi a-t-elle surmonté les contraintes de sa prothèse, son poids, son usage dans les gestes les plus quotidiens, jusqu’à l’utilisation d’un ordinateur. Samuel a pratiqué plusieurs sports, il a cherché à retrouver son autonomie et a continué son métier. Et de constater : « On pense toujours récupérer plus ! » « Tous les jours il faut y aller un peu plus si la tête ne veut pas ça suit pas » ajoute Alice, mais « les progrès regonflent l’égo ! » rétorque Jean Sébastien.
Patient-soignant : la co-construction du projet de vie
La rencontre entre tous les participants a permis de mettre en relief l’esprit dans lequel se dessine le projet de la personne. Dès le premier jour elle est reçue par plusieurs professionnels, ils lui demandent ce que sont ses objectifs : Quelles sont ses attentes, comment il voit les choses ? Cependant, le temps de son séjour, le patient ne perçoit pas toujours les pistes suggérées par l’équipe, il est centré sur lui et sur ses maux : « J’étais concentrée sur moi-même et donc j’étais isolée. Mon but était de reprendre ma vie. » La crise sanitaire n’a pas contribué à une bonne connaissance du travail des professionnels. Jean Sébastien est arrivé en pleine crise de covid : « C’était hyper pénible pour l’ensemble des soignants. Nous étions sous tensions. Un certain agacement. » Et d’ajouter : « on voit qu’il y a des humains derrière les soignants. » C’est après coup que le patient mesure le travail effectué ou bien lorsqu’il fait des séjours dans d’autres établissements.
L’accompagnement est différent selon la personnalité du patient, certains précisément ne sont pas patients, mais il faut tenir compte de la pénibilité et de la gravité de la pathologie. Alice a trouvé que certains se plaignent beaucoup : « Je ne pourrais pas faire votre boulot, je serais trop brusque ! » Une soignante lui précise que dans son cas le projet était facile à construire parce que ses objectifs étaient clairs. Le choix de la prothèse a été discuté avec l’équipe et il a suffi de laisser vivre l’expérience. Elle s’est sentie associée à la décision. Elle dit avoir apprécié la distance des professionnels et le recours à l’humour.
Parfois les professionnels ne sont pas eux-mêmes patients, ils veulent aller plus vite que ne le permet le rythme du malade. La fonction a aussi une incidence, l’ergothérapeute a une intervention ponctuelle précise, il dispose de 45 minutes avec le patient, il est dans le temps présent. Le médecin se tient au diagnostic et au traitement : « Dans la discipline que l’on exerce, l’objectif est de réparer et de reconstruire. Nous sommes dans une position dominant/dominé. Nous ne sommes pas toujours très bon. La position du soignant est très difficile dans le quotidien de ne pas influencer. Nos valeurs, notre éthique ne sont pas forcément en adéquation avec le patient. L’évolution du patient et de l’équipe ne sont pas les mêmes. » On touche ici au désir de bien faire du professionnel, il doit faire son métier et il n’est pas facile de s’en départir : « Dans les soins, il faut savoir faire des pas en arrière ! » Le risque est de brider le patient dans ses projets futurs. La personnalité est un facteur non négligeable : « On m’a souvent reproché d’être un peu brutal dans l’annonce des séquelles » reconnaît un soignant. Ces biais sont corrigés par le travail d’équipe : « L’équipe peut aider. La force de l’équipe dépend du meneur. Est-ce que l’équipe permet de dire les choses ? »
Le travail collectif dans ses différentes formes prend ici en effet tout son sens. Le patient est très sensible aux dissonances de discours entre professionnels. Les réunions de synthèse garantissent une dynamique collective grâce à laquelle les soignants parlent d’une autre voix que celle qu’ils ont séparément. Le même genre d’information venue de différentes sources donne la direction : « Quand un soignant vous parle c’est toute l’équipe qui vous parle ».
Les relations entre patients
Le centre accorde également beaucoup d’importance à l’entretien du lien social. Des animations sont assurées afin de donner l’occasion de rencontres. Les échanges sont psychologiquement stimulants et ils favorisent la prise de conscience individuelle. Dans la journée, au nom de l’identité ainsi que de la dignité de soi et des autres, les résidents doivent porter des vêtements de ville, on met son pyjama pour aller se coucher : « Dès que possible on fait en sorte que le patient puisse circuler, aller vers les autres, on essaie de faire sortir les gens de leur chambre. » Les repas sont pris en salle. Ainsi circulent-ils dans les couloirs, les espaces de soin et de vie ou en extérieur. C’est une organisation voulue, inhérente au soin, le patient travaille avec les autres, sous leur regard, en conscience que cela peut générer de la gêne voire de l’inquiétude. Mais il est constaté ensuite un effet positif, chacun peut apprécier les progrès réalisés par les autres patients, ils prennent du recul sur leur état et ils rigolent ensemble : « Dans d’autres centres je n’ai pas connu cette proximité, constate Jean Sébastien. Les approches entre patients peuvent se faire facilement. Mais c’est vraiment une volonté des soignants. L’établissement est une association. » Et d’ajouter espiègle : « La cigarette ça rapproche ! »
Jean Sébastien a eu des échanges avec des personnes qui ont eu des AVC, il constate qu’il n’est pas facile de faire des comparaisons de l’un à l’autre, mais il témoigne en revanche que les progrès des autres « regonflent ». Il évoque l’ambiance 3ème âge qui règne parfois : « des échanges pour déconner, pour faire de l’humour ! » En principe, le centre reçoit des accidentés de la route, une patientèle plus jeune, mais en période covid, il y eut moins d’accidents. Samuel est plus contrasté sur le bien-fondé des échanges entre patients. Il a connu les comparaisons inévitables qui se font de l’un à l’autre, certains patients dont le moral est touché, ceux qui se font assister alors qu’ils sont en mesure d’agir eux-mêmes, mais aussi le fait que lui faisait des choses qu’un autre ne pouvait plus faire… Alice a adopté une attitude différente, elle n’a pas cherché à rencontrer les autres patients, elle se refusait à partager la souffrance des autres : « je ne voulais pas voir tout le mal des autres en plus du mien. » Elle voulait se préserver « garder [sa] force mentale concentrée sur [elle]. »
L’accompagnement de sortie et l’intervention à domicile
Dans l’établissement tout est fait pour faciliter le quotidien mais à la maison rien n’est adapté. L’équipe prépare la sortie, il est dit au patient qu’il va avoir besoin d’aides : « on leur propose un accompagnement s’ils le souhaitent, on n’est pas là pour imposer. » Pour certains reconnaître le besoin d’aide c’est accepter le handicap. Il apparait également que les interventions à domicile vont perturber leur quotidien, c’est une intrusion. Il leur faut du temps pour prendre la mesure de la situation, la réalité qu’ils vont vivre au retour chez eux. Des sorties le WE dans leur cadre de vie leur sont proposés afin qu’ils prennent conscience des difficultés qu’ils vont rencontrer et ajuster les réadaptations.
Il est difficile au patient de se projeter dans ce qu’il va vivre au retour à son domicile. Alice l’exprime ainsi : « Nous étions cocoonés. J’ai eu la chance d’avoir une prise en charge à l’hôpital de jour. Se retrouver seule à se demander ce que l’on peut ou pas, c’est une réadaptation à la vie courante. » Il lui a fallu tout repenser, toutes ces choses qu’elle faisait naturellement, tout réapprendre, les tâches administratives… La reprise du travail l’a libérée de la lourdeur des problèmes du quotidien : « Cela m’évite de penser. L’esprit occupé me permet de ne pas avoir des douleurs fantômes. » Il faut avoir la capacité de faire face à tous les problèmes, reprendre des occupations : « Il faut favoriser les choses que l’on peut faire » conseille-t-elle. Michel explique les aménagements importants qu’il a fallu faire dans sa maison en raison de son handicap, depuis l’accès jusqu’à la transformation complète de la salle de bain.
Aux questions pratiques, matérielles s’ajoute l’impact sur la vie familiale, moins connu. Si les proches sont contents du retour du patient, ils découvrent rapidement les difficultés dans les actes du quotidien, la personne naguère familière a changé. Il faut répondre à ses besoins et nul n’a prévu de devenir proche-aidant du jour au lendemain. Ce peut être parfois compliqué. Que l’on songe aux troubles de la communication qui engendrent de l’incompréhension : « Pourquoi n’arrive-t-il pas à nous comprendre ? » Ou encore aux problèmes de reconnaissance de ce qui fonde l’intimité du lien : « Pourquoi sa voix a-t-elle changé ? » La modification de la voix peut être plus difficile à accepter que le handicap moteur. Les difficultés d’acceptation sont parfois plus sensibles chez les proches que chez le patient lui-même.
Certains bénéficient d’un passage à l’Hôpital de jour, ce fut le cas pour Alice, d’autres feront des séjours de relance comme Jean Sébastien « parce qu’à la maison on peut se laisser aller », nombre de patients n’ont pas de suivi spécifique. En conséquence : « Parfois on revoit les personnes un an après, et elles ont perdu une partie de leur autonomie ». Le travail avec les réseaux n’est pas forcément fait et il y a des obstacles compliqués pour les usagers : la complexité du réseau, le financement… . Il faut prévoir des pistes, donner des informations, un recours comme un numéro vert. Ils peuvent également faire appel à la PTA (Plateforme territoriale d’appui). Il n’est pas facile de faire son expérience tout seul, d’autant que les projets de vie peuvent être très différents et parfois compliqués : « Entre le projet élaboré au centre et comment ça se passe au domicile, il y a un pas ! »
C’est à ce stade que l’équipe Hémipass, en tant qu’équipe pluridisciplinaire autonome peut intervenir. L’idée est d’accompagner le projet défini à la sortie, comment il se met en pratique à la maison. Une éducation thérapeutique technique et pédagogique vient soutenir son application pour le malade et pour les proches. Le patient est le maître d’œuvre, c’est lui qui pose la demande d’intervention. Informé de l’existence de ce service, certaines personnes n’acceptent d’ailleurs pas d’y avoir recours, malgré leur besoin : « Quand il y a un refus, qu’on n’a pas réussi à créer le lien, c’est frustrant parce qu’on sait qu’on aurait pu apporter de l’aide. » Le soin à domicile peut être facilitateur de l’expression du ressenti, de la verbalisation des inquiétudes intimes mais pour d’autres c’est précisément ce qu’ils rejettent : une intrusion dans leur intimité. Certains ne sont jamais venus au centre de Noth, l’intervention se fait immédiatement à domicile, à partir de la proposition d’un tiers tel le médecin généraliste. L’esprit de cette unité est d’être disponible lorsque le patient en fait la demande. Le projet établi en relation avec les intervenants du terrain doit faire consensus.
Victime d’un AVC, une personne âgée de 51 ans, rentre chez elle trois semaines plus tard. Elle se retrouve d’un seul coup dans une situation imprévue avec des déficits, elle s’est sentie lâchée, l’action de l’équipe prend donc tout son sens : « enfin j’ai des professionnels qui m’expliquent ce que j’ai et ce que je vais pouvoir faire. » Les professionnels vont pouvoir se donner le temps de répondre aux questions qu’elle se pose, jour après jour. Ce serait normalement le travail du médecin généraliste, mais il n’a pas le temps d’assurer cet accompagnement. Il faut être au plus près de la problématique de la personne et de son rythme. L’équipe élabore un projet avec le patient, par exemple la nécessité de faire une rééducation orthophonique. Le lien s’établit alors avec un praticien du terrain. Les professionnels de cette unité sont très sensibles à l’autonomie dont ils jouissent, à la souplesse d’intervention. Ils apprécient l’important travail de réflexion entre eux et avec les professionnels du terrain qui leur permet d’imaginer des outils spécifiques pour chaque cas : « On parle de transdisciplinarité, on arrive à créer des choses entre intervenants différents, on arrive à identifier les problématiques du patient et voir comment apporter des outils adaptés à sa situation. »
Avant la sortie, dès lors que le patient situe ses marges d’action, « lorsqu’elle a une vision plus nette de ses possibilités et capacités », la question du retour à l’emploi se pose. Le temps à disposition est alors assez court pour engager un travail de réflexion ou des démarches concrètes dans ce sens. L’action de l’équipe se prolonge alors hors de l’établissement après la sortie. Dans le respect de la temporalité physique et psychologique de la personne, les questions peuvent se poser, les perspectives se dessiner. La relation est faite d’échanges à partir de ce qu’amène le patient, de confiance et touche à l’intimité de la personne. Cet accompagnement « peut permettre d’observer des évolutions dans leur cheminement psychologique, dans leur réflexion sur leur devenir professionnel. Cela peut faire émerger des pistes, de nouvelles envies ou impulser une nouvelle dynamique. »
Après
Quand Alice est rentrée à son domicile, elle a pu s’appuyer sur les services du centre, y compris pour le retour au travail. Elle a repris son activité professionnelle, elle a bénéficiée d’un très bon accompagnement de tous ses proches. Pour Jean Sébastien la présence de ses parents a été capitale. Après le choc inhérent à son handicap, Michel a pu compter sur la présence permanente de son épouse : « S’habiller, prendre sa douche, les sondages il faut qu’elle soit là en permanence. » Ainsi que sur la présence de leurs enfants et petits-enfants : « C’est vrai, dit Michel, les petits enfants nous ont poussé, il fallait s’en occuper ». « Si on ne les avait pas eu on aurait peut être passé notre vie au lit » ajoute Lucette. Michel s’occupe de ses abeilles plusieurs fois par jour, mais la nature lui manque. Ces problèmes physiques le privent de vie sociale, même si la présence de ses enfants et petits-enfants compense.
Les soignants imaginent la vie des patients après leur départ en fonction des personnes et de leurs séquelles. Ils sont heureux d’avoir des nouvelles : « Nous sommes fiers quand ça marche. Il y a des patients qui nous ont appris beaucoup de choses par leurs retours. » Là s’exprime le désir porteur du soignant : « Quand on voit qu’un patient qui se met à marcher avec une canne, on est heureux… J’aime voir les gens qui reprennent une vie en autonomie, c’est pour ça que je suis là. On travaille tous ensemble et on leur permet de rentrer chez eux en ayant gagné le maximum d’autonomie. La positivité, un désir de démiurge ! » Et Jean Sébastien de conclure : « Des affinités se créent entre patients et soignants je ne sais pas si c’est très éthique, mais c’est. »
Après le séjour les appréciations des patients sont recueillies à partir d’un questionnaire. Les patients peuvent ainsi coter leurs degrés de satisfaction sur des thématiques choisies. Les patients peuvent aussi écrire un verbatim. En règle générale, les patients sont satisfaits de leur séjour, satisfaits des soins qu’ils ont reçus : « Nous avons des taux de satisfaction qui se situent entre 80 et 100%. Parfois même, les patients écrivent des courriers élogieux. » Des retours sont faits aux équipes pour les motiver à poursuivre leurs efforts en matière de qualité et sécurité des soins.
Une culture institutionnelle réflexive
Dès l’abord, nous avons annoncé notre intérêt pour la démarche de cet établissement. Nous le confirmons par celui de tirer les enseignements d’une dynamique soutenue depuis plus de 30 ans, autant que des limites qu’on peut y déceler. Cet essai n’a aucune prétention scientifique, les acteurs patients et professionnels ne constituent pas un échantillon représentatif, ils se sont proposés. La participation des premiers tient à leur seul désir de témoigner d’une épreuve que la vie leur a imposé et celle des seconds à celui de dire leur vécu de cet accompagnement spécifique. C’est de ces paroles dont notre expérience Pluriact se nourrit.
C’est ce superbe mot compagnonnage, utilisé par le Docteur Vimont que nous voulons placer en exergue. Le compagnonnage désigne un système traditionnel de transmission de connaissances et de savoir-faire propres à une communauté de métiers. Il se soutient de pratiques éducatives et professionnelles, fondées sur un lien étroit entre ses membres. A l’ouverture du centre, les personnels ne connaissaient pas ce travail. L’équipe a dû d’abord s’approprier les métiers de base, puis apprendre ce qu’est la réadaptation : « C’est difficile à expliquer, reconnaît-t-il, c’est le travail du quotidien : de montrer, d’expliquer, c’est un travail de compagnonnage. » Ce n’est pas une démarche qu’on enseigne dans les écoles, écouter le patient, travailler avec ses objectifs… Dans les années 98-99 l’organisme ALISTER est venu assurer la formation du personnel à la Médecine physique et de réadaptation et à l’interdisciplinarité. Il y avait des ateliers avec des thèmes de réflexion par exemple, sur les pathologies. Les réunions de synthèses que nous avons mises en place dès le début, ont été utiles pour définir les champs de compétence, pour connaître les métiers : par exemple qu’est-ce qu’un ergothérapeute ? Avec cette difficulté d’inculquer ce savoir aux nouveaux salariés.
En 2002-2004 les membres du centre se forment au P3I (Plan d’Intervention Interdisciplinaire Individualisé), qui permet d’améliorer et de « modéliser » la réunion de synthèse. Il y a un préparateur, un animateur et un rédacteur. Le préparateur assure un travail en amont, il fait le point avec le patient, sur ses capacités, ses objectifs. Ces éléments, listés en langage accessible à tous jusqu’au choix du vocabulaire, sont repris en réunion, les objectifs sont ajustés et les moyens déterminés. Une réévaluation est projetée. L’animateur change à chaque fois, c’est un outil qui favorise l’interdisciplinarité : « il n’y a pas besoin d’avoir de compétence médicale pour animer une réunion. » Lors des échanges on ne partage pas tout, uniquement ce qui doit aider le patient à atteindre ses objectifs. On n’a pas besoin de tout savoir. La psychologue, le médecin ont des éléments qui sont propre à leur métier qu’il n’est pas indispensable de donner.
En 2013, l’établissement initie un nouvel espace de réflexion collective : Planetree, auquel 69% des professionnels se disent favorables. Planetree prend en compte la relation du soignant vers le patient, du soignant vers le collègue et du professionnel vers ce que les canadiens appellent la communauté… Toutes les décisions prises doivent répondre à ces trois dimensions : est-ce que c’est bien pour le patient ? Est-ce que c’est bien pour les salariés ? Est-ce que c’est bien pour l’environnement ? Un comité de pilotage qui peut inviter des patients ou des professionnels extérieurs en garantit l’esprit. Le comité a par exemple obtenu que tous les salariés participent aux comptes rendus de l’institution. Quand une situation importante le nécessite, un flash info réunit tout le personnel, dans le but d’un bon partage de l’information. Les salariés ont pu réaliser une évaluation de leurs supérieurs hiérarchiques. Des espaces de détente sont proposés au personnel. Les initiatives favorisent une meilleure écoute des responsables.
En 2018, le centre participe à un projet initié par le groupe de recherche Pluriact, Atelier de la pluridisciplinarité, en acte, au service de la personne vulnérable. Un cycle de 7 séances a pour but de réinterroger le travail collectif à partir de 6 critères qui doivent soutenir les meilleurs échanges collectifs possible. Enfin le projet d’établissement a été réalisé par tous les salariés, lors des réunions les personnels se sont interrogés sur les valeurs partagées, il en est résulté trois termes : Humanisme, approche holistique et professionnalisme.
Faire œuvre interdisciplinaire
« L’interdisciplinarité c’est se nourrir des richesses de l’autre. » constate Yves-André Vimont. A son arrivée dans l’établissement, il n’est pas proposé au nouveau salarié de signer une charte des valeurs de l’établissement, comme signe abstrait d’allégeance à la philosophie du centre porté par un écrit. Pourtant ces valeurs doivent nécessairement être partagées par tout le personnel. C’est le quotidien du soignant auprès du patient qui est garant de la transmission de l’esprit et des valeurs : « Je crois beaucoup au quotidien, dit Yves-André, la transmission passe par le quotidien, c’est ce que l’on fait, le sens que ça a et comment on le fait. » Cette déclaration ne dit pas la complexité du travail interdisciplinaire : concilier la déontologie professionnelle et la déontologie d’équipe n’est pas toujours facile, en raison d’inadéquations entre certaines approches, entre celle, par exemple, du psychologue, de l’ergothérapeute ou de l’orthophoniste. C’est le cas également entre le projet de l’équipe et celui du patient, car celui-ci peut refuser un soin pourtant important pour sa santé. Et puis le malade vit l’incertitude, l’inconfort voire la souffrance de son état, il a parfois des attentes irréalisables, en raison de sa pathologie ou du contexte environnemental. L’interdisciplinarité nécessite une régulation constante entre des sensibilités différentes voire des oppositions et une adaptation aux réalités. L’éthique enfin ne se décrète pas, elle est inhérente au quotidien parfois difficile du soin que l’on partage, car il n’existe pas une vérité qui dicte l’action : « S’écouter les uns les autres, savoir qu’on ne sait pas tout, s’enrichir de ce que les autres apportent, savoir revenir sur une décision, confronter les arguments des uns et des autres lesquels sont les meilleurs. »
Cette expérience institutionnelle n’est pas isolée, il en est d’autres, mais on mesure dans ces témoignages comment elle s’est créée, comment elle se vit et comment elle s’entretient. On touche du doigt la complexité de ce qui soutient l’esprit d’une culture humaniste. Cette culture n’ignore pas les difficultés de la réalité quotidienne, de la souffrance, elle ne fait pas l’économie de dissensions, de conflits, mais elle est ancrée dans la reconnaissance de l’altérité, altérité personnelle et altérité professionnelle. Elle est garantie par la parole que chacun porte qui circule et qui fait lien entre les humains. Ce temps incomptable de la parole qui fait la riche singularité du CRRF André Lalande sera-t-il compromis par les réformes qui se profilent ? A partir de juin 2023, 50% de l’activité seront tarifiés à l’acte. Les professionnels ne cachent pas leur inquiétude de voir la pression économique dissoudre ce qui est l’essence de leur engagement auprès des patients.
Noth, le 9 janvier 2023