Qu’avons-nous à partager ? Alain MOLAS

Qu’avons-nous à partager?

Quelques propositions de réflexion tirées de la psychanalyse.

Cette question se réfère à l’homme en tant que lié à autrui. Freud comprit très tôt que l’on ne pouvait isoler l’individu du collectif, qu’il était d’emblée un être social, que “la psychologie individuelle est aussi, d’emblée et simultanément, une psychologie sociale”. Freud “Essais de psychanalyse” p.123 PBP 1981.

L’identité d’un homme est le résultat d’un processus complexe, qui porte en lui une multitude de références à autrui, aux proches familiers, aux ascendants, vivants et morts, aux figures de la société, de l’histoire etc…

Par l’invention d’un mythe Freud inscrivit l’origine du lien social. C’est en étudiant l’apport des ethnologues sur le totémisme des sociétés dites primitives, et en écoutant ses patients, qu’il en vint à élaborer le mythe du “meurtre du père de la horde”.

En ce temps-là les hommes vivaient en “horde”, sous la férule d’un mâle dominant, qui s’appropriait toutes les femmes.

Les autres hommes, les fils, mirent fin à cette tyrannie en tuant ce “père”. Ensuite ils le mangèrent. Freud interprète le totem comme le représentant de ce père mort, dont les fils gardèrent une certaine nostalgie. En même temps les lois totémiques, faites d’interdits et de restrictions permirent aux fils, devenus rivaux pour la possession des femmes, de ne pas s’entretuer, et de constituer ainsi la première fraternité humaine. Les instances du surmoi et de l’idéal du moi trouvent là, pour Freud, leurs origines.

La première chose que les hommes partagent est ce renoncement à la jouissance de toutes les femmes, et plus précisément de la mère, comme en atteste l’universalité de l’interdit de l’inceste.

Freud va ensuite étudier les sociétés actuelles. Il part de la lecture du livre de Le Bon sur la foule humaine, de laquelle il va tirer un constat : la foule, qu’elle soit organisée, comme l’armée et l’Eglise, ou bien inorganisée et spontanée, comme la foule révolutionnaire de 1789 (c’est l’exemple qu’il choisit), est structurée suivant deux axes. Un axe vertical qui relie chaque membre de la foule au meneur, au chef, et un axe horizontal, qui relie les membres les uns aux autres.

Freud identifie le mécanisme à l’œuvre dans chacun de ces axes. L’axe vertical procède de la suggestion, autrement dit de l’hypnose. L’axe horizontal obéit à un mécanisme de contagion, reposant sur la libido.

Il en résulte une double identification : -au meneur représentant l’Idéal du moi de chacun, mis en commun sur une seule personne, le chef.

-aux autres membres, devenus identiques à soi-même.

Le meneur, investi de l’Idéal des membres, est devenu objet d’amour, et dispensateur d’amour de manière égale pour tous : il nous aime tous !

Pour Freud, le chef est l’héritier du père primitif, et la foule porte l’héritage de la horde originaire.

Heureusement pour nous il a laissé un schéma devenu célèbre, essentiellement par le commentaire qu’en a fait Lacan.

Ce commentaire a permis de lever les ambiguïtés de la conception freudienne de la foule.

Pour Lacan, l’Idéal du moi est directement issu du trait unaire, autrement dit de cette première marque que reçoit le sujet humain du symbolique. Le meneur incarne la coalescence de ce trait et de l’objet, propre à chacun, l’objet (a), voix et/ou regard ; c’est exactement le mécanisme de l’hypnose, constate Lacan. Ce qui est mis en commun est une illusion au pouvoir captateur et fascinant. Quel rapport avec le père de la horde ? Il aura fallu à Lacan de longues années de travail pour enfin (en 1972) proposer une solution : la bifidité du Un. A côté du un unaire existe le un unien, correspondant au Un de l’exception représenté par le père de la horde. Autrement dit l’inscription du trait unaire se conjoint à la mise en place de l’exception. Ce qui en passant éclaire le constat de La Boétie : l’appel du Un symbolique est suivi bien souvent du retour de ce père tyrannique.

Lacan dissipe l’illusion de ce bien commun que les membres d’une foule partageraient. Il n’y a pas de commune mesure entre l’objet (a) et I l’Idéal du moi, ils ne peuvent coïncider que dans une illusion.

L’apport de Lacan dans le domaine des collectivités humaines ne s’arrête pas là. Dès le début de son parcours, il s’intéresse aux collectivités humaines et plus précisément aux expériences de Bion, en Angleterre. Celui-ci propose des groupes de soins aux grands blessés de la guerre 39-40. Lacan revient de sa visite dans le service de Bion plein d’enthousiasme. D’autant plus qu’à l’époque (1945), il a écrit un apologue pour tenter d’éclairer les mécanismes d’identification à l’œuvre dans les petits groupes, et qu’il y voit des correspondances riches d’enseignement.

Cet apologue met en évidence une nouvelle temporalité, qu’il baptisera “temps logique”. Ce temps logique va s’avérer un outil efficace et précieux pour la mise en place de nouveaux liens sociaux, de structures tels les cartels.

L’apologue dit des “trois prisonniers” ne peut être résumé, il perdrait alors sons sens, qui repose justement sur le fait que l’on ne peut en aucune manière “sauter” une étape du raisonnement. Ce que l’on peut dire, dans le cadre de la question qui nous occupe, c’est que ce nouveau lien social se fonde sur un manque, plus précisément un manque à savoir. Ce manque dans le savoir est aussi au fondement de la démarche de “Pluriact”, et c’est pourquoi une étude approfondie du temps logique a sa pertinence, me semble-t-il, dans notre réflexion sur ce qui nous lie.

Apologue :

Le directeur d’une prison fait venir trois prisonniers. Il leur dit : “voici trois disques blancs et deux disques noirs. Nous allons accrocher dans votre dos un de ces disques. Le premier qui identifie sa couleur sera libéré. Vous ne devez pas communiquer entre vous, sous quelque forme que ce soit. Vous ne pouvez pas voir ce disque dans un miroir, dans une vitre. Je précise qu’il devra me faire part du raisonnement qui l’a conduit au résultat, ce qui exclue le hasard. Vous ne pouvez voir que les disques de vos co-détenus. Allez-y messieurs, et bonne chance!”

Les prisonniers sont alors dans ce Lacan a nommée l’instant de voir. Ce temps particulier de l’immédiateté, où bien des hommes se leurrent dans cette connaissance imaginaire. Les prisonniers sont placés dans une situation telle, qu’ils ne peuvent s’appuyer sur cette “connaissance”. Les conditions de l’expérience les en empêchent : conditions déterminées par les règles édictées par le directeur.

Se déroule ensuite le temps pour comprendre. Chaque prisonnier va émettre des hypothèses, en s’appuyant sur le comportement des deux autres. Chacun va passer par des moments de doute, puis de certitude.

Enfin vient le moment de conclure. Chaque prisonnier ayant fait le même raisonnement, ils sont dans ce temps, où la certitude ne peut rester dans le domaine de la pensée, sous peine d’être à nouveau la proie du doute. Il faut se hâter de conclure, de faire ce pas en avant vers la liberté, et affirmer : “je suis blanc”, car le directeur leurs a placé un rond blanc à chacun.

Quel enseignement tirer de cet apologue?

Tout d’abord il montre que l’identification, celle qui sous-tend un dire véritable du sujet, ne peut se produire que suivant une temporalité précise et logique : instant de voir, temps pour comprendre, moment de conclure. Trois modalités du temps ne pouvant se confondre avec le temps linéaire de l’horloge.

Ensuite il illustre la complexité des rapports entre les individus. A quelles places sont les deux autres pour celui qui cherche sa couleur ? Objets observés ? Quelles pensées leurs prêter ? Quel objet suis-je à leurs yeux ?

Quant à la nature de la subjectivité, l’apologue déroule trois modalités de sujet. Dans l’instant de voir, il n’y a pas à proprement parler de sujet, seul le regard est à l’œuvre. Dans le temps pour comprendre, le sujet est pris dans un temps réflexif, il n’existe que dans la réciprocité avec les autres. Enfin le sujet du moment de conclure assume pleinement sa qualité de sujet dans son acte (dans son dire).

Un autre enseignement peut être avancé concernant les groupes humains. Le lien social décrit dans l’apologue est nouveau par rapport à celui décrit par Freud. Le groupe de prisonniers ne fait pas Un, comme dans la foule freudienne, où l’exception de celui qui n’est pas castré (le père primitif) assure aux membres du groupe l’Unité. Au contraire il n’y a aucune identification entre eux, ni au directeur, qui pourrait être en place de meneur. A ce propos une réflexion sur la place de celui qui mène le jeu me paraît utile. En effet une fois édictées les conditions de l’épreuve, il s’efface pour ne tenir plus que le rôle de témoin à la fin.

Cet apologue suscite bien des réflexions. Lacan lui-même n’a cessé de le reprendre de 1945, date de parution, à 1972 et même plus tard. La structure de l’identification mise à jour dans ce temps logique a été reprise avec les différentes avancées de son œuvre, tel l’objet (a), la topologie, les nœuds boromées etc…

Pour finir j’aimerais dire quelques mots des dernières propositions de Lacan, concernant la foule. Toujours pour alimenter nos recherches sur “qu’avons-nous à partager ?”.

La distinction entre l’unaire et l’unien, comme nous l’avons vu, permet de discerner deux faces de la foule : la première obéit à la logique du “tout”, la foule constituant un tout nécessitant l’exception (du père de la horde, non soumis à la castration).

La deuxième, s’appuyant sur le trait de l’Ideal du moi, qui en tant que trait ne cesse de se répéter. Mais “La répétition ne fonde aucun tout”  10 mai 1972 …”ou pire” Lacan.

Il y aurait ainsi un autre fondement de la foule : le” pas-tout “. Quelque chose échappe à toute saisie par le symbolique. Lacan situe ce pas-tout du côté du féminin.

Un collectif fondé sur le pas-tout, n’est-ce pas ce que S Faladé ne cessait de rappeler concernant une école pour la psychanalyse. E Porge rapproche de ce mode de faire foule, “la foule du trait d’esprit ; de l’oubli du nom ; du rêve”.

Il cite également  le travail d’Yves Bonnefoy sur Baudelaire  dans “le poète et le flot mouvant des multitudes”. Y Bonnefoy relève dans la poésie de Baudelaire, parlant de la foule, l’évocation d’un objet ouvert, “l’objet ouvert de la poésie” au cœur de la multitude.

“L’irrésistible intuition de la poésie retrouve l’origine cachée, y reconnaît des enjeux et des manquements, et revient à son grand possible, qui est sa tâche : se tourner vers l’autre, qu’il soit mère ou amante, comme en puissance cette présence pleine qui naît parfois des échanges que les rêves ne grèvent plus.” Y Bonnefoy “le poète et le flot mouvant des multitudes” bibl. nationale fr. 2003.

Alain MOLAS

 

NB : Cette contribution sera complétée par un exposé plus détaillé du temps logique de Lacan.