Le temps logique

Le directeur d’une prison propose à trois prisonniers de recouvrer la liberté, à la condition qu’ils acceptent et réussissent l’épreuve suivante : leurs sont présentés trois disques blancs et deux noirs. Chacun se verra accroché dans le dos l’un de ces cinq disques. L’épreuve consiste à identifier la couleur du disque qu’ils ont chacun dans le dos.

Les conditions de l’épreuve sont les suivantes :

– les prisonniers ne peuvent communiquer entre eux, ni par des signes, ni par la parole.

– ils n’ont pas la possibilité de se voir dans un miroir, ou tout autre surface réfléchissante. Ils ne peuvent voir que la couleur des deux autres.

Donc l’épreuve débute par une confrontation à deux impossibilités, se voir, et parler.

C’est le premier qui trouve sa couleur qui sera libéré.

Le directeur accroche un rond blanc à chacun, et l’épreuve débute.

La solution pour chacun ne peut passer que par des hypothèses faites à la vue des deux autres, de leur couleur et aussi de leurs agissements.

Pour faciliter la compréhension du déroulement logique qui mènera à la solution pour chaque prisonnier, plaçons-nous dans la “tête” de l’un d’eux, en n’oubliant pas que chacun fait le même raisonnement.

Nommons A, B, C les trois prisonniers, et plaçons-nous en A :

Raisonnement de A.

Il voit deux blancs, et se dit : “admettons que je sois noir, que se passerait-il ?”

“Comment réagirait B ? Que penserait-il ? Imaginons ce qu’il ferait comme supposition : si B se suppose noir, en voyant un blanc C et un noir (moi A), il va penser que C voyant deux noirs va sortir immédiatement.”

Mais B constate que C ne sort pas, donc il est à même de conclure que C ne voit pas deux noirs, mais ou deux blancs ou un noir et un blanc.

A poursuit : “dans l’hypothèse où je suis noir, B ne voyant pas C sortir, va penser que C voit un noir et un blanc, et donc que le blanc c’est lui, et il sortira.”

Mais voilà B ne sort pas non plus, il n’a pas pu conclure qu’il était blanc, ce qui conduit A à constater que son hypothèse (je suis noir) n’est pas valide, et qu’en fait il est blanc. Chacun faisant le même raisonnement ils sortent tous les trois en même temps.

Peut-on s’en tenir à cette solution? Non, répond Lacan, pour lui cette solution comporte une erreur logique, qu’il propose de lever.

Pour lui A devrait perdre son assurance (d’être blanc) lorsqu’il voit les deux autres s’avancer comme lui. Pourquoi ? Parce que son assurance repose sur l’expectative de B et de C. Leurs mouvements le font douter, et l’obligent à s’arrêter pour refaire son raisonnement, pour à nouveau éprouver sa validité. En effet pense-t-il “si B sort, c’est peut-être qu’il m’a vu réellement noir, et qu’il en a conclu qu’il était blanc.”

Ce premier arrêt, Lacan le nomme “scansion suspensive”.

Mais au raisonnement de A s’ajoute un élément important : tous s’arrêtent, puisqu’ils font tous les trois le même raisonnement.

Comment intégrer ce fait? A se demande : ” pourquoi B s’arrête, et ne repart pas avant moi?”. A conclut que B ne le voit pas noir.

A, fort de cette nouvelle assurance, étayée sur l’expectative de B et C, repart, ainsi que les deux autres.

Mais A se met à douter de nouveau devant le mouvement des autres, de la même manière il se demande s’il n’a pas commis une erreur de raisonnement. Il s’arrête, comme les autres. C’est la deuxième “scansion suspensive”.

Sommes-nous devant une répétition sans fin, provoquée par un doute inéliminable?

Sur quoi peut s’appuyer une certitude logique? A, jusqu’à présent s’appuie sur l’expectative des deux autres, mais par deux fois, c’est justement cette expectative qui le fait douter.

C’est là que les scansions suspensives sont indispensables pour affirmer une certitude. En effet, reprenons le raisonnement du point de vue de A : ” J’ai vu B s’avancer puis s’arrêter une première fois, sûrement pour refaire son raisonnement, à savoir qu’il m’a vu noir, qu’il en a conclue qu’il était blanc. Mais si tel est le cas, il n’aurait jamais dû s’arrêter une deuxième fois. S’il s’arrête une deuxième fois, c’est qu’il ne m’a pas vu noir, mais blanc.”

Lacan introduit alors un autre élément important pour ce moment de conclure. A impute à B un raisonnement, nous l’avons déplier tout au long du processus logique; Ce qui fait qu’à ses yeux B a un temps d’avance sur lui. Comme le directeur a promis la liberté au premier qui trouve sa couleur, il y a urgence à conclure. A ne peut plus rester dans l’expectative de B, il doit se “hâter” d’agir, c’est à dire d’avancer vers le directeur, pour dire la couleur de son disque. Ce “dire”, cette affirmation est l’acte subjectif véritable.

L’instant de voir inaugural, marqué justement par un trou dans le visible, ne comporte aucune subjectivité, si ce n’est une sorte de sujet impersonnel.

Le temps pour comprendre, scandé par deux fois, est le temps du “sujet réciproque”, sujet défini uniquement par ce jeu de l’expectative.

Enfin, comme nous l’avons vu, c’est au moment de conclure dans la hâte, qu’émerge le sujet véritable, celui qui profère son identité.

Pour Lacan, toute identification repose sur ces trois temps.

Alain MOLAS