De l’autoreflexion

DE L’AUTOREFLEXION

Alain DEPAULIS

« Je n’écris pas du haut d’une tour qui me soustrait à la vie,

mais au creux d’un tourbillon qui m’implique dans ma vie et dans la vie. »1

Edgar Morin

Qui fréquente aujourd’hui les milieux médico, sociaux ou médico-sociaux est étonné de constater l’intensité du stress éprouvé par les personnels, ceci à tous les niveaux de l’organigramme ! Chacun connait le problème préoccupant de la souffrance au travail assortie de l’usure des professionnels avec ses conséquences sur les usagers, par exemple sur les personnes vieillissantes auxquelles il devient parfois difficile d’accorder un peu de patience et d’attention. Mais le témoignage d’acteurs à d’autres niveaux d’intervention de l’institution nous livre ce constat stupéfiant d’un mal-être partagé ! L’impérative immédiate adaptation à de nouvelles grilles, à de nouveaux logiciels, à de nouvelles règles… entretient une pression constante sur tous les acteurs, y compris ceux qui assument les responsabilités décisionnelles, soumises à devoir donner dans l’urgence la moins mauvaise réponse possible à des situations qu’elles n’ont pas le temps d’examiner. Toute analyse quelque peu approfondie susceptible de permettre de palier d’autres incidents du même type, est à ce stade parfaitement inenvisageable. Les actes se succèdent ne laissant place à aucune pause, à aucune réflexion. L’action se substitue à la pensée. Une accélération folle du rythme du travail, onéreuse en préjudices humains et par voie de conséquence en termes économiques.

Cette menace d’un burn-out collectif a pourtant son remède. Plus qu’un simple arrêt sur image, c’est à l’autoréflexion que l’on recoure de plus en plus fréquemment : ce temps de suspension qui nous fait revenir sur notre agir et sur nos choix. Pourtant cet exercice salutaire est loin d’être une évidence, il s’est imposé dans les travaux philosophiques et sociologiques dans la deuxième moitié du XXème siècle. Les praticiens engagés dans une étude de la pluridisciplinarité ne peuvent que bénéficier d’une évocation – sans prétention philosophique – des conditions d’émergence de ce concept.

Autoréflexion ! Ce terme ne manque pas d’ambiguïté ! Comment ce concept aussi familier du vocabulaire des sciences humaines peut-il être ignoré de nos dictionnaires ? Le Grand Robert (2001) fait un méprisant saut de puce d’autoréférentiel à autoréglage ! Wikipédia nous renvoi à réflexivité, il nous faut consulter l’Encyclopaedia Universalis pour trouver cette définition laconique : « réflexion d’un sujet par lui-même ». Une définition ’’web’’ est plus explicite : «Fait de revenir sur soi-même, sur son propre comportement et sur sa manière de vivre les choses, de façon à les analyser et à les comparer». Faut-il voir dans cette incertitude lexicographique un embarras lié à son caractère pléonastique ? La réflexion est en effet définie par le Grand Robert comme « retour de la pensée sur elle-même en vue d’examiner et d’approfondir telle ou telle donnée de la conscience spontanée, tel ou tel de ses actes spontanés. » Ainsi donc plutôt que d’une autoréflexion pourquoi ne se satisfait-on pas d’une notion de réflexion critique, voire autocritique ? Faut-il y déceler l’ambiguïté du caractère unitaire dont il se prévaut malgré la dualité qu’il implique ! La notion d’autoréflexion comporte en effet cette antilogie de se présenter comme la propension d’un sujet unique à se dédoubler !

Est-il d’ailleurs si anodin de se livrer à l’autoréflexion ? Est-ce sans conséquence sur celui qui l’exerce ? Si les voix ne manquent pas pour en vanter les vertus individuelles et collectives : « Parmi les créations de l’histoire humaine, une est singulièrement singulière, écrit Castoriadis : celle qui permet à la société considérée de se mettre elle-même en question. Création de l’idée d’autonomie, de retour réflexif sur soi, de critique et d’autocritique, d’interrogation qui ne connaît ni n’accepte aucune limite. »2 Comment ignorer les mises en garde qu’elle inspire ! Les conditions de la mort de Porthos dans Le Vicomte de Bragelonne3 ont retenu l’attention de Jean-Luc Godard. Dans Vivre sa vie (1962), assise dans un bar, Nana engage une conversation avec un homme (le philosophe, Brice Parain) qui lui relate cet épisode. Alors qu’il court afin d’échapper à l’explosion du baril de poudre qu’il vient de lancer sur ses adversaires, Porthos sent ses jambes mollir, il se met à penser à son corps en mouvement : « Oh ! Oh ! murmura-t-il étonné, voilà que ma fatigue me reprend ; voilà que je ne peux plus marcher. Qu’est-ce à dire ? » Il ne peut plus alors concéder d’effort, il tombe sur les genoux. Les appels d’Aramis ne parviennent pas à lui insuffler les forces nécessaires pour se relever. Il est pris dans le souffle de l’explosion qui entraîne sa mort dans les conditions dignes d’un héros. Et Nietzsche de surenchérir : « Il n’est pas permis, pendant l’événement, de regarder de son propre côté, tout coup d’œil se change alors en ’’mauvais œil’’.»4

Nous ne pouvons donc pas méconnaître le statut ambigu d’une conscience réflexive de soi, cette auto-relation qui suppose la capacité de se placer en retrait par rapport à l’expérience, qui plus est de s’arracher à ce qui la constitue pour se regarder de l’extérieur. Est-il possible d’adopter une posture objective qui nous permette d’interroger ce qui fonde nos choix ? Une posture paradoxale qui prétend au nom de l’observation nous rendre extérieur alors que quoi que nous fassions nous sommes à l’intérieur ? L’autoréflexivité est une aporie, un casse-tête insoluble : nous ne pouvons pas nous mettre à la fenêtre et nous regarder passer dans la rue !

C’est à Edmund Husserl que revient le mérite d’avoir introduit le principe d’autoréflexion dans la philosophie. La crise des sciences européennes5 est le premier appel lucide levé contre l’évolution aveugle des sciences, en particulier de la physique. Dans la deuxième moitié du XIXème siècle, constate-t-il, l’homme s’est laissé séduire par les promesses de prospérité que faisaient miroiter les sciences positives au point d’en négliger les questions décisives de l’humanité. Pour des raisons inhérentes à l’histoire de la connaissance dans l’après Moyen âge, un écart s’est creusé entre la science et la philosophie, privant la première de cette conscience, hors de laquelle elle ne peut que s’égarer. Dans sa clarification du problème, Husserl interroge la subjectivité humaine : « Qui sommes-nous, nous sujets qui accomplissons les prestations de sens et de validité de la constitution universelle (…) ? »6 Ne devons-nous pas nous arrêter sur les intentions corrélatives de ses prestations ? C’est en interrogeant le rapport de la subjectivité humaine à la connaissance qu’il évoque la nécessité d’une science de la subjectivité pré donnant le monde.7

Pour dénouer ce paradoxe de la condition humaine, à savoir que le scientifique ne peut pas faire abstraction de la conscience qu’il a du monde, Husserl prône un redoublement de la réflexion et de la rétro-interrogation.8 On trouve également sous sa plume : méditation sur nous-même, réflexion de degré supérieur, une véritable variation sur ce thème  qui conduit à la Selbstreflexion que l’on a traduit par autoréflexion.

C’est dans le développement de la pensée de Jürgen Habermas que ce concept prend tout son relief. Avant d’examiner ce que ce philosophe apporte à notre démarche, il n’est pas inutile d’en évoquer le parcours singulier. Ce qui caractérise la philosophie de Habermas c’est sa profonde humanité. Né avec un bec de lièvre qui lui vaudront deux opérations en bas âge, dont il a vraisemblablement souffert physiquement et psychologiquement et dont il pâtira dans son expression orale, il explique lui-même en avoir marqué une inclinaison pour l’écrit plutôt que pour l’oral. Au niveau individuel, c’est d’abord un homme qui vit avec une différence et qui en connaît le poids. Au niveau politique, c’est un homme qui s’oppose à la tradition platonico-germanique antidémocratique, élitiste et autoritaire qui trouve son expression ultime dans le soutien d’Heidegger au national-socialisme. Se présentant comme un « produit de la rééducation »9, il revendique l’héritage des Lumières et son adhésion à l’idéal démocratique d’inclusion, d’égalité, d’universalité. L’œuvre de Habermas est un plaidoyer pour l’égale dignité des personnes, contre tous les privilèges et toutes les formes de paternalisme. « Habermas, écrit Durand-Gasselin10, incarne jusque dans les détails de sa personnalité à la fois disponible, fraternelle et bienveillante une sorte de contrepoint du « prophète de chaire », hautain, infaillible et exclusif, incarné de manière chimiquement pure par Heidegger. » Par ce refus de la docte parole du maître, la philosophie d’Habermas fait entrer le débat dans l’espace public, elle se conçoit comme une élaboration collective soumettant tout discours à une critique permanente.

C’est en cela que l’autoréflexion est la clef de voûte de son projet philosophique. L’auteur de Connaissance et intérêt11 (1968) a le projet de refonder la théorie de la raison en interrogeant les pathologies qui en ont induit les écueils. L’esprit des Lumières, animé de justice humaine universelle et d’émancipation de l’homme a placé haut sa foi en la raison. L’élan de cet héritage porté par Kant s’est trouvé brisé net par les atrocités du nazisme. Aujourd’hui l’usage de la raison est dévoyé au profit d’un capitalisme dérégulé, au mépris de l’intérêt des peuples. Au nom de l’efficacité, la raison nourrit des systèmes administratifs qui conduisent à une gestion totalitaire des hommes. Habermas ne conteste pas ce vigoureux diagnostic porté par Adorno et Horkheimer12, mais il en refuse la critique radicale. Il veut croire que l’on peut poursuivre le projet des Lumières à condition de soumettre la raison à une réflexion critique lui permettant d’éviter les dérives d’une raison dominatrice au profit d’une rationalité praticable dans le monde contemporain. Une réflexion critique au service de la communication favorisant la régulation de nos rapports sociaux. Si après des siècles d’espoir d’émancipation, les hommes se trouvent à nouveau asservis par un usage pervers de la raison, il leur reste à s’interroger sur les motifs de ses dérives. Pour relancer le projet des Lumières Habermas se porte à son chevet afin d’en diagnostiquer la pathologie13. C’est à une véritable étude clinique des fonctionnements de nos sociétés dites rationnelles qu’il se livre. Il est particulièrement intéressant pour notre démarche de constater que le but du philosophe n’est pas de faire un inventaire qui conduirait à de simples recommandations, mais bien à identifier un processus susceptible de relever le défi de la complexité des sociétés contemporaines.

Ce n’est rien de moins que la théorie de la connaissance que Habermas remet en question. Qu’il s’agisse des sciences de la nature ou des sciences de l’esprit, comment peut-on produire des connaissances sans s’arrêter un instant sur les motifs qui les commandent, en ignorant le contexte dans lesquelles elles sont advenues ? L’activité réflexive à laquelle Habermas s’attache n’est pas une simple réflexion, elle tend à restaurer la réflexion critique celle qui permet vraiment de lutter contre les illusions idéologiques, les errances dogmatiques… jusqu’aux illusions de neutralité du penseur-spectateur solitaire.

C’est dans la démarche freudienne, définie comme expérience d’une genèse de la conscience de soi, que Habermas puise son inspiration. La cure analytique est le « seul modèle tangible d’une science qui recourt méthodiquement à l’autoréflexion »14 et de préciser : «L’interprétation psychanalytique s’occupe de ces connexions de symboles dans lesquelles un sujet se fait illusion sur lui-même. »15 La dynamique de la cure via le transfert, dissout les résistances permettant le retour et l’analyse du refoulé. Par ce processus, le sujet est libéré des déterminations qui agissent sur sa conscience à son insu. Par cette référence, à Freud, Habermas donne ses lettres de noblesse au concept d’autoréflexion, mais il en hisse le sens à un très haut niveau d’application. Nous comprenons que plus qu’une simple réflexion, voire d’une réflexion critique l’autoréflexion est un travail 16 qui vise à connaître ce qui nous détermine à notre insu afin de nous en libérer. L’autoréflexion est une démarche d’émancipation qui nous conduit à dénouer les motifs de nos maux.

Nous pouvons dès lors percevoir différents degrés lexicologiques : la réflexion définie comme « retour de la pensée sur elle-même en vue d’examiner et d’approfondir telle ou telle donnée de la conscience spontanée », l’autoréflexion caractérisée par le «fait de revenir sur soi-même, sur son propre comportement et sur sa manière de vivre les choses, de façon à les analyser et à les comparer», enfin l’autoréflexion conçue, dans le projet habermassien, comme analyse des motifs qui déterminent nos actes à notre insu afin de nous en émanciper.

Nous savons cependant que cette libération n’est possible dans la cure analytique, via le transfert, que par l’intervention d’un tiers, dans un cadre très formalisé. De ce fait ce modèle d’autoréflexion n’est pas transposable hors du strict cadre pour lequel elle a été élaborée. Comment donc nous immuniser contre les illusions, les idéologies, les dogmes qu’une raison dévoyée veut nous faire ingurgiter ? Comment soigner les maux de la communication ?

L’auteur de Connaissance et intérêt transpose le modèle d’introspection solitaire au plan d’une intersubjectivité de la communication langagière, à savoir d’une authentique pratique du dialogue. Sur cette base, la vaste, complexe et ambitieuse théorie de la société17 qu’il élabore, doit permettre de favoriser une communication où chacun est également soucieux de coopérer à la recherche de la vérité. La philosophie d’Habermas ne prétend pas édicter les principes d’une communication harmonieuse, mais elle nous offre les conditions « d’une activité sociale réflexive capable d’articuler ses motifs à une connaissance claire du contexte et des conditions sociales où elle s’initie. »18 Elle nous laisse imaginer un cadre normatif ouvert à une communication libre et symétrique dégagée de toutes ses dépendances dogmatiques, idéologiques et subjectives pour ne se livrer qu’à une recherche non violente du meilleur argument. La philosophie d’Habermas ne prétend ni dissoudre les conflits, ni réaliser l’entente, elle permet simplement de mettre à plat les éléments du problème, elle favorise ainsi une problématisation de la complexité qui les fait advenir au niveau de la discussion. Nous aurons à nous demander quelle est la praticabilité d’une telle aspiration dans le champ qui nous occupe ?

Il est aisé de repérer une filiation de Husserl à Morin en passant par Habermas19 sur le mode d’une critique de la science moderne en manque de conscience. Cependant le projet d’Habermas est profondément philosophique, il consiste à redorer le blason de la raison et à la ré-amarrer au projet des Lumières. Il s’attache à reconstruire la raison pratique en apportant à la connaissance une conscience réflexive des intérêts qui la commande. Il compte pour cela sur les ressources d’une communication réflexive élevée au niveau d’une éthique de la discussion. Dans le schéma habermassien, grâce à l’autoréflexion, le sujet-observateur parvient à se soustraire à ce qui le détermine, moyennant quoi il demeure le pivot de ’’l’agir communicationnel’’. Morin ne dit pas autre chose : « …le pire c’est toujours de croire soustraire le sujet connaissant de la connaissance, et que le meilleur ne peut venir qu’en l’y reconnaissant en pleine conscience. »20 Le postulat des deux penseurs est bien identique : l’un et l’autre s’appliquent à interroger ce qui détermine nos actions, ce qui nous rend dupe du sens nos choix, mais le constat de Morin excède celui d’Habermas. Pour le sociologue, le sujet-observateur est lui-même pris dans des déterminants qui le dépassent. Par-delà les intérêts personnels qui le commandent, il est tributaire d’une corporéité, inscrit dans une société et dans une culture donnée, à un moment précis de l’histoire, autant de paramètres qui interagissent à son insu.

Manghi21 décrit très bien cette révolution conceptuelle à l’issue de laquelle l’individu retrouve une position active centrale après avoir été dévissé de son piédestal : une désanthropomorphisation de l’idée de sujet, suivie d’une redéfinition en termes d’organisation vivante et enfin sa réhumanisation à partir d’un nouveau langage bio-anthopologique qui rompt avec les traditionnels dualismes réducteurs (tels que matière-esprit, biologie-culture, vie-organisation…)

La science occidentale s’est construite sur une étude et une exploration exclusive de l’objet dans une parfaite ignorance de l’incidence de l’acteur-sujet : objet consacré sur l’autel du positivisme scientifique, sujet abandonné à la spéculation philosophique. A l’origine de cette dichotomie : le cogito cartésien qui réduit le sujet à une réflexion sur lui-même, qui se réfléchit comme un objet dans un miroir, une autocommunication pensante de soi à soi22, un modèle insatisfaisant que Morin complète par celui de computo lui donnant la réalité biologique qui lui manque : « A la différence du Moi immatériel de Descartes, le Moi-Je est lié à l’être-machine biophysique de l’individu vivant. »23 Ce concept est légitimé pour l’auteur par l’existence d’une autoréflexion archaïque inscrite dans l’unité cellulaire, le computo induit une extension de la simple réflexion sur soi-même. Ce principe d’auto-réflexion24, inclus dans l’organisation du vivant, est une exigence première de La méthode : « Toute méthode, toute recherche de vérité scientifique ou philosophique doit comporter auto-réflexion. »25 Ce mouvement réflexif, loin de toute complaisance narcissique, suspend le déroulement de la pensée et de l’action pour donner vie au terme d’autocritique.26 L’intention réflexive de Morin est d’ailleurs inscrite dans les titres mêmes du développement de La méthode : La Nature de la Nature, La Vie de la Vie, La Connaissance de la Connaissance

Par la prise en compte du sujet comme étant une condition de l’objectivité27, le thème de l’auto-réflexion devient un ressort majeur de La méthode, jusqu’à son achèvement logique dans l’éthique. Morin dresse un inventaire des paramètres qui stimulent et/ou pervertissent l’objectivité de la connaissance. La recherche ne s’auréole pas seulement d’élans désintéressés et des saines qualités créatives de l’imaginaire, elle se nourrit aussi de mesquineries égoïstes, de fantasmes, d’ambitions personnelles, de volonté de puissance, de mépris d’autrui… Le chercheur n’est pas immunisé contre les principes et les préjugés, contre les travers dogmatiques ou idéologiques. Il n’est pas à l’abri des polémiques, des affrontements pimentés de jalousie, de rancunes et de rancœurs qui entourent ses travaux. Le chercheur ne vit pas hors de son époque, même s’il l’ignore ou s’il ne veut pas le voir ses travaux sont étroitement tributaires du contexte historique au niveau scientifique, culturel et social. C’est de cette inclinaison naturelle à l’auto-égocentrisme et à l’éthno-socio-centrisme dont nous devons nous prémunir !

L’auto-réflexion, telle que Morin la conçoit, est donc une invitation à une critique vivante et permanente de tous ces parasites qui agissent dans notre auto-égo-ethno-centrisme : « Je dois, à chaque instant, me demander : ai-je assez contrôlé mes projections, vérifié mes pulsions ? Est-ce que je m’enivre et m’intoxique de mes propres fermentations théoriques, ou est-ce qu’au contraire je suis trop craintif, trop prudent au sujet du sujet justement. »28 L’auto-réflexion s’avère un véritable travail, elle demande un effort pour maintenir la conscience dans un processus critique permanent. Morin n’est pas angélique, il n’ignore pas la difficulté de ce défi, il nous en indique une voie dans le dernier volet de La méthode, 6. L’éthique. Ce n’est pas la moindre des questions que nous avons à résoudre dans notre projet que de nous demander comment maintenir vivant et ouvert un processus réflexif au niveau individuel et collectif ?

Ce défi nous convie à interroger la nature de l’apport de la psychanalyse à la philosophie et à la sociologie. Habermas et Morin sont nourris de l’expérience freudienne. Nous avons vu comment le premier transpose la dynamique de la cure au niveau d’une intercommunication langagière. Le second, imprégné de la découverte de l’inconscient, exploite par exemple la topique freudienne comme outil d’intelligibilité des phénomènes psychiques29. Mais surtout, chez Morin l’inconscient est omniprésent au niveau individuel et organisationnel : « le sujet humain est, comme un iceberg, pour le plus gros immergé dans l’inconscient30 » et : « Tout système comporte ainsi sa zone immergée, occulte, obscure où grouillent les virtualités étouffées »31. Dans les deux cas, nous constatons des transferts théoriques, sans rapport avec la découverte freudienne elle-même. Freud ne nous apporte-t-il pas autre chose ? Dans la réalité clinique le processus analytique inaugure un nouveau type de lien social. Par la cure l’analysant se déleste des leurres qui opacifient sa relation à son semblable. Il accède à sa propre altérité, à ce qui est Autre en lui, lui ouvrant ainsi la voie de l’altérité de l’autre, son semblable. La référence freudienne nous invite à explorer un espace non confiné dans une autoréflexion faisant éternellement retour sur soi, mais rompant avec ce cercle clos pour s’ouvrir à l’autre, enfin. Plus que d’une autoréflexion, c’est alors d’une hétéroréflexion32 dont on peut parler, une réflexion constamment ouverte, non reversée sur elle-même. Notre projet nous invite à reconsidérer ce que la psychanalyse est en mesure d’apporter à un collectif engagé dans la quête, jamais terminée, d’une vérité qui lui échappe.

Notre projet interroge la pluridisciplinarité, c’est-à-dire notre aptitude à travailler ensemble au service des personnes dont nous avons en soin. Nous partons du constat partagé de notre difficulté à offrir aux usagers les soins les plus harmonieux possibles dans des conditions humaines respectueuses. L’expérience prouve que notre fonctionnement partenarial est fréquemment défaillant, il est aisé d’augurer de meilleures qualités relationnelles et professionnelles collectives.

Notre réflexion propose l’exploration de six axes, le premier réside dans l’analyse des dysfonctionnements que chacun peut constater dans l’exercice de son métier au service de la personne vulnérable. C’est donc un mouvement d’autoréflexion auquel chacun est convié. Il s’agit de suspendre son action et de l’interroger. Sommes-nous toujours à la hauteur de notre mission ? En quoi sommes-nous empêché ? Nous avons compris que cet exercice d’autoréflexion nous concerne en tant qu’acteur à travers nos implications personnelles, mais aussi en tant que membre d’un service, d’une association, d’une collectivité et d’une société. Ce premier acte de notre recherche devrait nous ouvrir les pistes que nous aurons à explorer ensuite. Il sera d’autant plus efficient qu’il nous aura conduits à la conscience de nos défaillances, de nos limites dans l’exercice de notre métier partagé avec d’autres et qu’il nous aura montré la marge de perfectibilité qui nous est offerte dans une prise de conscience des cloisonnements et les claudications dont souffrent nos interventions pluridisciplinaires.

Ce premier pas pour fécond qu’il puisse être doit-il rester un moment que l’on se propose ponctuellement de répéter ou bien peut-il advenir comme processus constant de régulation collectif ? C’est la question qui nous sera posé, c’est-à-dire le passage entre autoréflexion et réflexivité grâce à la mise en œuvre d’une hétéroréflexion

1 MORIN Edgar, La méthode, 2. La Vie de la Vie, Essais, Editions du Seuil, 1990, p.298
2 CASTORIADIS Cornélius, La montée de l’insignifiance, collection Points-essais, p.119
3 DUMAS Alexandre, Le Vicomte de Bragelonne, Chapitre CCLVI, La mort d’un titan.
4 NIETZSCHE Friedrich, Le Crépuscule des idoles, IX, 7. GF-Flammarion, 1985, p.131
5 HUSSERL Edmund, La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, 1976, Tel Gallimard. 1954 pour l’édition originale. Mais le texte a déjà été l’objet d’un article paru dans la revue Philosophia en 1936 à Belgrade.
6 Idem p.207
7 Idem p.167
8 Idem p.204
9 DURAND-GASSELIN Jean-Marc, La fin des mandarins allemands, Revue Esprit, n°417, août-septembre 2015, p.26-39
10 Idem p.33
11 HABERMAS Jürgen, Connaissance et intérêt, tel Gallimard, 1976
12 ADORNO Theodor W, HORKHEIMER Max, La dialectique de la raison, 1944
13 Notons dans le même esprit : Cynthia FLEURY, Les pathologies de la démocratie, biblio essai Fayard, 2005 et WORMS Frédéric, Les maladies chroniques de la démocratie, Desclée De Brouwer, 2017
14 HABERMAS Jürgen, Connaissance et intérêt, tel Gallimard p.278
15 Idem, p.283
16 FREUD parle de Durcharbeitung, traduit par perlaboration pour désigner ce travail sur l’inconscient qui permet de dissoudre les résistances.
17 HABERMAS Jürgen, Théorie de l’agir communicationnel, Tome I et II, Fayard, 1987. Un texte qui mériterait un examen par un philosophe de notre groupe.
18 CUSSET Yves, Habermas, L’espoir de la discussion, Le bien commun, Editions Michalon, Paris, 2001 p.18
19 Que l’on pourrait prolonger jusqu’à Ulrich Beck et Bruno Latour.
20 MORIN Edgar, La méthode, 2. La Vie de la Vie, Ed. du Seuil, Essais, 1980 p.298
21 MANGHI, Sergio, Il Soggetto ecologico di Edgar Morin. Verso una società mondo, Gardolo, Erickson, 2009.
22 MORIN Edgar, La méthode 2 La Vie de la Vie, p.177
23 Idem, p.191
24 On note que Morin écrit auto-réflexion avec un trait d’union, souvent complété par critique : auto-réflexion critique.
25 Idem, p.110
26 Idem, p.297
27 MORIN Edgar, De la conscience de l’égocentrisme à l’auto-réflexion critique, La méthode 2. La Vie de la Vie, p. 296
28 Idem, p.297
29 C’est le cas pour l’étude de la dialectique entre le Moi et le Soi dans le vécu de la mort, voir p.74 : MORIN Edgar, L’homme et la mort, Essais, Editions du seuil, 1970
30 MORIN Edgar, La méthode 2, La Vie de la Vie, p.294
31 MORIN Edgar, La méthode 1, La Nature de la Nature, Essais, Editions du Seuil, 1977, p127
32 Heureux et prometteur néologisme suggéré par Alain MOLAS.