Témoignage d’une psychologue

Témoignage d’une psychologue en Hôpital de jour d’addictologie et en CSAPA

Magali GUILLARD

Chaque jour, les demandes de soin sont nombreuses à être adressées aux professionnels des consultations spécialisées en addictologie, dans les CSAPA (Centres de Soins, d Accompagnement et de Prévention en Addictologie) ou dans les services hospitaliers dédiés. Les réponses qui peuvent être apportées invitent souvent les demandeurs à inscrire leur démarche dans une temporalité différée, reportant parfois la première rencontre soignante à quelques semaines, parfois même à quelques mois, alors même que celle-ci indique le vécu d une impuissance personnelle éprouvée sur le mode de l’urgence. Lorsqu’une personne franchit le seuil de nos institutions et qu’elle prend la parole dans le début d’un suivi, sa plainte peut être porteuse de cette attente émotionnellement chargée. La proposition de dispositifs intermédiaires comme des groupes d’information accessibles sans rendez-vous ne suffit pas toujours à soutenir une démarche débutante et il n’est pas rare que l’entretien planifié tant attendu, ne soit finalement pas honoré. Il n est pas rare non plus dans le cadre d’une démarche déjà engagée qu’une sollicitation de la part d un patient pour soutenir et renforcer son accompagnement et à laquelle une équipe a accédée, fasse elle aussi l’objet d’un rendez-vous manqué suscitant en retour chez les professionnels la surprise et la perplexité. Il est évident que bien au-delà du lien sollicité dans la rencontre effective avec l’institution et le soignant, c est la dimension du lien à l’autre d une façon générale qui est questionnée dans ces pathologies dites de la dépendance. Il n’est pas du tout certain que la proposition qui se répand, de mise en place de nouveaux dispositifs encadrant par des logiciels la prise de rendez-vous et leur rappel par messagerie, résolve un phénomène qui rend davantage compte d un empêchement psychique dont la fonction positive est à explorée, plutôt que d’un dysfonctionnement qui serait purement organisationnel. Le professionnel a donc à l’esprit que c’est aussi dans cet insaisissable que le sujet addicte s’appréhende et que la rencontre peut être le lieu de la mise en jeu de quelques paradoxes.

Chacun des patients ou usagers reçu dans ces lieux de soin affiche un élan volontaire de changement et il ne peut ignorer la spécialisation de l’endroit qui l’accueille. Spontanément, il n’est d’ailleurs pas sans supposer aux professionnels une certaine expertise, méconnaissant toujours au passage celle qui lui revient à lui. Aussi dans les premiers entretiens la question de la place prise par le produit ou la conduite morbide dans tous les domaines de la vie est abordée et l’on pourrait être tenté d’entendre dans ce premier témoignage une plainte universelle qui viendrait dire de façon globalisante et réductrice ce que pourrait être la vérité du recours à l alcool pour les alcooliques ou du recours à l héroïne pour les toxicomanes. Sévèrement ancrés dans des mécanismes défensifs qui conditionnent la rencontre avec l’autre, les patients que nous recevons présentent à leur arrivée cette tendance à l anonymisation de leur trouble et de la part qu’ils y prennent. Il faut un long moment pour que la parole se spécifie et que, plus personnelle, elle assume le risque d’exposer son locuteur. Il nous faut alors souvent expliquer la notion d’addiction en terme de solution, solution nécessaire pour un individu en particulier, à un moment particulier de sa vie, et comme il ne viendrait à l idée de personne de s’en prendre aux béquilles qui l’ont soutenu quand il était blessé, il y a à reconnaître l’utilité provisoire, même si trompeuse, du recours au produit. Si dans les premiers temps du soin, des stratégies d évitement ou de substitution permettent le démarrage d un travail de mise à distance de l’objet d’addiction, toutes les personnes par la suite n’accèdent pas à la formulation d’une demande d’élucidation personnelle de ce que peut être, au singulier, la problématique de la dépendance. C est un choix conscient qui ne peut économiser la traversée d une temporalité psychique souvent longue, une temporalité restaurée dans ce qu’elle comprend de maturation, mais donc aussi dans ce qu’elle sous- entend d’acceptation de l’expérience inévitable de la perte. Dans ce sens, il ne nous étonne pas d’avoir parfois à convoquer au cours de nos suivis une véritable clinique du deuil.

Les histoires de vie qui nous sont rapportées n’ont pas cependant à être empruntes d’une dimension tragique pour que leurs personnages s’abîment dans un rapport destructeur au produit. Bien que la question du traumatisme soit omniprésente dans la pratique de l’accompagnant en addictologie, une part du trouble s’origine aussi dans la constitution plus ordinaire d’un certain mode de rapport au monde. Souvent de l’ordre de l’indicible, certains enjeux sont destinés à toujours nous échapper et même soutenu par le professionnel, le sujet n’accédera pas à ce qui serait l’explication ultime de sa problématique addictive. Le soignant lui-même n’est pas étranger de cette part de dépendance qui le constitue lui aussi, du fait de la vulnérabilité extrême qui a caractérisé sa venue au monde en tant qu’homme. Mais ce qui le différencie de celui qui vient le voir, ce qui rend la conduite problématique et qui fait la marque de la pathologie, c’est le recours répété et surtout exclusif à cette solution que représente face à toute difficulté la conduite addictive. Les personnes addictées expérimentent de façon compulsive le recours au produit dans la recherche d’un effet de décharge des tensions. Nous savons que cette recherche d’apaisement est au final toujours infructueuse car illusoire et fugace. Elle renvoie en effet à la quête d’un objet interne, d’un objet psychique, malheureusement jamais substituable de façon satisfaisante ou durable par un objet externe que l’alcool, le cannabis, l’héroïne ou même l’autre sont appelés à figurer.

La visée fondamentale de notre travail en tant que psychologues, éducateurs, médecins, infirmiers, soignants et accompagnants en général, se construit autour de la facilitation des processus d’autonomisation, et ce, quel que soit le profil des personnes que nous rencontrons. Mais ce qu’elles ont tendance à agir dans les accompagnements, peut nous mettre à l’épreuve dans notre capacité à supporter le spectacle d’une répétition mortifère, celui de l’échec renouvelé, de la rupture parfois avec violence, nous confrontant alors à notre propre sentiment d impuissance. Cette dynamique itérative des conduites de dépendance amène certains patients, au-delà des rechutes avec le produit, dans une posture que nous pouvons qualifier de consommation du soin, devenant dépendants des institutions et du lien aux soignants. Ils réalisent dans la chronicisation de leur prise en charge le paradoxe du sujet addicte, à la fois témoin désespéré d une déchéance qui s annonce, en même temps qu’auteur et acteur des conduites qui l y mènent. La pluralité des regards qui se posent sur ces situations dans nos structures, du fait de la composition même de nos équipes et du nombre d’accompagnants intéressés dans ces suivis, devrait nous permettre d’éviter cet écueil consistant à renforcer la dépendance par son transfert ou sa régression dans le champ 3 relationnel. Le désir du soignant n’a pas à se substituer à celui, fragile, de son patient. Plus facile à dire qu’à faire ! Devant la réédition du recours au produit, l’inquiétude qui surgit ne tient pas compte de qui porte la blouse ou de quel côté du bureau chacun se trouve. Nous pouvons ainsi avoir une idée de la difficulté rencontrée par les proches pour être parfois nous- même placés à ce rang par nos patients.

Cette difficulté, que le soignant doit absolument repérer, réside à l’évidence dans la lutte contre un appel au comblement de la demande qui lui est adressée. Particulièrement vive dans le domaine du traitement des addictions, cette question se fonde sur celle, centrale, du rapport d un sujet au manque. Se manifestant dans tous les registres, ce rapport au manque habite la demande, aussi bien quand celle-ci concerne la recherche d’un apaisement du corps, que la prescription de molécule va pouvoir soutenir, ou lorsqu’elle oriente la relation d aide par le redoublement des attentes administratives, médicales ou de soutien psychologique d’une demande d’amour, qui si elle se fait sentir, demeure impossible à connaître et à dire.

Lorsque les conduites sont questionnées de façon très concrète, le contexte de leur réalisation, la quantité absorbée, les effets recherchés, nous invitons activement l’usager à avoir envers lui-même une curiosité qui est souvent inédite pour lui. Nous savons effectivement qu’il est le mieux placé pour répondre aux questions qu’il nous pose. Souvent du côté d une recherche de l’oubli, d’anesthésie et d’anxiolyse, la fonction de l’alcool est de soulager, bien avant que les effets toxiques ne soient reconnus.

Ainsi, Thierry vient consulter depuis quelques semaines au CSAPA. Osant prendre le risque de la parole, il n en revient pas de se découvrir lui-même aussi complexe et par conséquent, il s effraie du chemin qui s’ouvre devant lui. Après avoir répété qu’il ne voit vraiment pas de raison à ses prises massives d’alcool, il décrit son état éthylique comme l évasion dans une douce rêverie, une errance psychique idéalisée dans un moment de solitude attendu. Comme toujours, cela ne se dit pas facilement, cette étrange satisfaction du sujet, qui s’entremêle à la souffrance la plus vulgaire, des mains qui tremblent au matin, des vomissements, des chutes et de l’incapacité à se présenter à son travail. Le choix d’un changement de comportement est conditionné par cet éclairage permis sur toutes les zones qui constituent une situation. Thierry se rend compte que son parcours vers l’abstinence s avère plus difficile qu’il ne l avait d’abord pensé, mais alors qu’il lui était voilé et interdit, il sait que le chemin existe aujourd’hui.

Du côté du soignant, il y aurait malgré tout une méprise à vouloir construire un savoir sur la description de ces états de conscience modifiée. Nous avons sûrement à les entendre comme la tentation permanente d’une promesse de plaisir retrouvé, une tentation de laquelle nos patients et usagers peinent à se dégager. Il y aurait un malentendu à approfondir sur le contenu de ces expériences au risque de les légitimer. Car en effet, au cœur de ces conduites gouvernées par le pulsionnel, subsiste une zone d’ombre et nous voudrions alors comprendre ce qui ne peut pas l être. Le corps est intéressé ici en tant que support et finalité du mouvement addictif. Seule ou avec un aidant, la personne addicte peut parvenir à relier une consommation à un contexte. La plupart du temps, elle fait suite à une situation difficile. Mais le propre de la conduite addictive réside au moment précis de l’acte, en un arrêt de la pensée. Il est illusoire de croire en la reconstitution possible et interprétable de ce qui a pu émerger à cet instant-là. Malgré tout ce que le sujet donne à voir dans son recours compulsif au produit, nous pouvons faire l’hypothèse qu’à cet endroit-ci, justement, il ne s’y trouve pas, ou du moins pas en tant que sujet en train de penser son acte. Nous vérifions constamment chez ces patients chroniques que leur histoire est en suspend, qu’elle ne s écrit plus.

Nelly, justement, est écrivain. Abstinente depuis quelques années, elle peut aujourd’hui comparer son écriture, avec ou sans l’alcool. L’écriture sous alcool, c était celle de la nuit, celle qui la faisait cracher sur le papier la colère contre sa mère. Le produit permettait cet écoulement mais donnait une forme de boucle à son élaboration et stérilisait sa pensée dans une vive douleur. L’écriture sans produit, c est celle apaisée, moins souffrante, d une pensée prise dans la temporalité d’un récit désormais possible.

Même, si la fonction repérée de la prise d’alcool est souvent décrite comme la recherche d’un effet de désinhibition voire même comme la libération d’un potentiel créatif, l’analyse du délire alcoolique est de ce point de vue une impasse, du fait de la perte de sens qu’il opère dans l’agir. Les conduites d’incorporation comme les alcoolisations sont plutôt à considérer du côté du passage à l’acte. Elles indiquent l’importance de la place faite au corporel dans l’économie psychique du sujet addicte et son absence à lui-même au moment de la réalisation pulsionnelle.

Face à l’ennui et la frustration les patients décrivent cette préférence systématique pour l’agir plutôt que pour la pensée. Au sein de l’Hôpital de Jour dans lequel j’exerce, a lieu chaque semaine le vendredi, une médiation groupale offrant aux personnes hospitalisées l’occasion de faire part de leur vécu du soin, de leur expérience de la vie communautaire au sein du groupe des soignés, des inquiétudes qui émergent à la veille du week-end et de toutes les suggestions qu’ils pourraient faire aux soignants dans le cadre d’une posture que nous souhaitons active vis-à-vis du fonctionnement de l’unité. Sont présents les patients, deux infirmières, le cadre de santé de l’unité et moi-même en tant que psychologue. Il est habituel qu’à leur arrivée, à la fin de la première semaine, cette réunion dite “Soignés-Soignants” à laquelle tous sont conviés, soit le lieu d’expression d’une plainte ou même d’un reproche au sujet des trop nombreux “temps morts” qui séquencent les journées, faisant alterner des moments d’activité plus ou moins dense à des périodes plus calmes d’activité laissée libre. Alors que tous décrivent une fatigue en fin de journée surtout en début de présence, cet inconfort devant ce qui n’a pas été préalablement programmé, devant ce planning “pas assez rempli”, suscite régulièrement une gêne suffisante pour qu’elle soit énoncée dans l’espace de parole mutuelle du vendredi. Nous accueillons systématiquement ce vécu avec beaucoup de bienveillance et très souvent le groupe de soignés apporte lui-même une élaboration autour de la propension à combler le vide dans la dynamique addictive. Il me semble que le dispositif d’Hôpital De Jour est en effet propice à la fixation d’une plainte concernant le “rien” au niveau de cette façon d’appréhender ces fameux temps, que nous préférons qualifier de “libres”. Dans d’autres configurations de soin, comme des lieux d’accueil ou d’hospitalisation à temps plein, la plainte se portera probablement davantage sur ce qu’il y a d’encore plus confrontant dans l’expérience du manque et de la frustration au quotidien, c’est-à-dire autour des repas ou des temps de sortie par exemple.

A travers ces doléances factuelles nous entendons bien sûr comment est sondée la qualité de notre implication. Il ne s’agit pas seulement d’un “rien à faire” ou d’un “rien à manger”, mais de pointer les lacunes et la responsabilité de l’autre que nous incarnons en venant vérifier que, de notre côté, nous ne sommes pas dans un “rien à faire” à leur égard. Au même titre que l’addiction rabat du côté du besoin la résolution de la question du désir chez le sujet, la demande formulée d’un morceau de pain supplémentaire au déjeuner ou d’avoir accès en priorité au fauteuil massant nous renseigne aussi sur une dimension autre, plus affective de ce qui cause les entraves et l’embarras qui pèsent sur la vie des personnes qui viennent en soin.

L étymologie du terme d addiction permet de comprendre l’articulation d’un certain type de rapport au corps (dans une pathologie dont l’origine est psychique) à la question de la place faite à l’autre. Ce rappel de l’origine du mot est enseignant pour étayer la conception de ce trouble. Ainsi, Addicere, signifie « adjuger » en latin. Le terme est porteur d une forte tonalité technique et juridique. En droit romain il pouvait être utilisé dans le contexte d’attribution de biens à des personnes dans une vente aux enchères, mais nous retenons son emploi dans le cadre d’application de jugements pour dettes. Jugements au terme desquels il était possible d”addiccere aliquem alicui, c est-à-dire « adjuger quelqu’un à quelqu’un », une personne à une autre personne. L’adjugé devenant addictus, esclave pour dette. Déjà dans l’antiquité où le mot prend son origine, un glissement pouvait s’opérer de la dimension juridique vers l’idée d’une dépendance élargie. Il pouvait alors qualifier un état de soumission dans une relation politique ou une dépendance à l autre dans la relation amoureuse comme l’évoque Jean-Yves Guillaumin, dans son article « addiction, addictus et addictio » : C’est me semble-t-il, le poète latin Properce qui, le premier et dans une formulation qui restera originale, voit dans l’amant un addictus, et le qualifie effectivement de ce terme à deux reprises dans l’ensemble de son œuvre. « Une seule journée a suffi à te porter en tête de la course des amoureux. Ce qu’elle a allumé en toi, c’est un incendie violent : rependre ton orgueil passé, elle ne te l’a pas permis, elle ne te le permet pas : ce feu te mènera comme un addictus. Puis : « Pourquoi t’étonner si une femme malmène ma vie et traîne sous un homme son pouvoir comme un addictus ? Et pourquoi porter mensongèrement contre moi de dégradantes accusations de lâcheté, parce que je ne peux briser son joug et rompre ses chaînes ? ».

Par extension, Guillaumin relève encore l’usage du terme dans la description de certaines passions. Ainsi, « L’empereur Caligula, selon Suétone, était « addict » aux courses de chars dans le cirque, et c’était spécialement un supporter enragé de l’écurie des Verts. ». Nous notons enfin avec lui que l ajout du pronom réfléchi dès le latin classique, « se addicere = « se dédier, se vouer, s’abandonner », introduit l’idée d’un dévouement volontaire et consenti de celui qui se soumet dans une relation à l’autre ou à l’objet. Ce qui, par le passé, n a pu se régler et s’acquitter dans la relation à l’autre, se trouve alors destiné à être traité sous la contrainte mais surtout, dans et par le corps parfois au risque de la mort. Dans une pathologie où le somatique est sur l’avant de la scène et où l’acte prime, la perte du droit à la parole peut s’entendre comme une a-diction. Nous pourrions dire pour nos addictés actuels, qu’ils ne sont pas, ou qu’ils ne sont plus sujets de leur parole. Soumis au danger de la dictature de l’objet, la personne addictée court-circuite sa pensée pour occulter une expérience affective insupportable. Au langage permettant l instauration d’une distance est souvent préféré l acte, situant parfois cette dynamique du côté du collage, ne laissant alors que la rupture comme possibilité d’agir la séparation et disqualifiant dans les premiers temps tout travail privilégiant l’écoute et le mot.

Quand il arrive à l’hôpital de jour, Jean a déjà derrière lui un parcours long dans les institutions de soin en addictologie, en particulier dans les établissements spécialisés dans la prise en charge des addictions comportementales, des troubles des conduites alimentaires en l occurrence. Depuis l’adolescence, il a développé une anorexie qui a par la suite évolué vers une boulimie. Aujourd’hui, Jean fait une demande de traitement pour son alcoolisme. Alors qu’il accède à quelques périodes d abstinence, le trouble alimentaire resurgit au point d’envahir ses préoccupations puis celle de l’équipe qui arrive parfois aux limites de ses capacités d’accompagnement, dans un dispositif initialement conçu pour le traitement des addictions avec produit. Précédemment, l’unité des troubles alimentaires, avait manifesté un souci semblable, sollicitant notre intervention dans le contexte d une stabilisation du trouble alimentaire mais en miroir d une aggravation des alcoolisations. Jean illustre parfaitement le paradoxe de l’addicte : jamais là où on l’attend et présent où ne l’attend pas. Le glissement du symptôme, se nourrissant de l apparent clivage institutionnel, ne nous rend pas dupe d’une problématique que l’oralité centralise. Par ailleurs, comblant pour un temps les attentes du soignant par un discours élaboré, Jean se dérobe finalement avant qu’une relation thérapeutique ne s’instaure ou qu’un savoir sur son état ne soit par lui formulé. L’urgence somatique acte dans le réel une séparation qui ne peut pas se penser.

Il est impossible de concevoir la relation de soin en addictologie sans y faire une place à l entourage. La plupart des lieux de soin en addictologie permettent qu’une parole soit donnée aux proches des usagers. Nous recevons ces témoignages avec beaucoup de modestie dans notre capacité à soulager cette souffrance quand elle arrive à se dire. Ma rencontre avec Alice, mère de Mathieu, vient j’espère illustrer ce propos.

Je n ai jamais été le thérapeute de Mathieu. Il m est arrivé de le croiser dans les couloirs de la structure et il a pu m’arriver d’entendre parler de lui par le médecin qui est son référent dans le service mais je ne l’ai jamais reçu seul. Malgré tout, son histoire, celle d’un homme de 25 ans alcoolodépendant, m’est familière. Régulièrement depuis plusieurs mois, je reçois Alice, sa mère, dans le cadre de consultations entourage. Elle vient déposer dans cet espace le quotidien de sa vie auprès de son enfant, son fils adulte, les avancées de celui-ci dans le soin, ses chutes et nombreuses rechutes, ses blessures, sa violence et le spectacle de sa déchéance. Elle fait entendre son impuissance et sa douleur à être le témoin privilégié et choisi de ce déclin. Pendant longtemps, il n’est pas une séance sans le récit d un nouveau psychodrame qui, s’il expose parfois le mal être de Mathieu aux yeux de tous, n’en est pas moins joué sous son regard à elle, à son attention maternelle. Au moment des premières consultations pour Alice, les deux êtres semblent aussi inséparables que doués dans leur capacité à se déchirer. La question du corps est omniprésente, dans la façon dont Mathieu malmène le sien et dans celle qu’a chacun d occuper l’espace, dans un lieu d’habitation partagée. La pensée consciente de l’indivisibilité de leur couple ne les a jamais traversés, mais pourtant la fusion s’est réalisée, figeant dans un lien d’amour précoce une relation les contraignant tous les deux. L’histoire d’Alice et de Mathieu n’est pas exceptionnelle dans notre champ d’intervention où nous voyons souvent se rejouer les questions de séparation lorsqu’elles ont été suspendues.

Avec le temps et en se saisissant du contenu des séances, Alice permet que s’insère progressivement entre eux une place vide dont elle convoque la référence imaginaire dans les moments paroxystiques de la relation. Ma place à ses côtés n est pas dans le réconfort d’une promesse de guérison pour son fils, mais dans celui d’un accueil sans intention de son témoignage difficile. Au fil de ses associations, elle s est progressivement et presque à son insu, engagée dans un travail pour elle. Dans la routine des entretiens, sont apparus les fantômes de ses parents et la nature de son désir d’enfant. Il me semble que sa parole s écoule aujourd’hui plus fluide. En acceptant la frustration de ne pas trouver dans l’autre toutes les réponses qu’elle était venue chercher, elle s’est découverte une curiosité pour son histoire à elle. Leur regard à chacun paraît pouvoir enfin se détourner de l’autre. De son côté Mathieu semble cheminer comme se développe l’enfant, en avançant, reculant, puis avançant

Même si elle se rapporte à une condition d’asservissement dans sa conception terminologique, l’addiction ne se réduit pas à un esclavage et l’addicte n est pas l’esclave. Comme l indique Guillaumin :
« La seule (mais importante) différence entre la condition de l addictus et celle du seruus « esclave » est que le premier pourra recouvrer sa liberté quand il aura payé sa dette : c est ce que rappelle encore Quintilien, à la fin du Ier s. après J.C. : car la loi romaine dit : « soluerit seruiat, que l’addictus soit en esclavage jusqu’à ce qu’il s acquitte de sa dette ».

Quand un patient ou un usager parvient à dire à l’équipe qu’il vient de « reconsommer », il est souvent beaucoup plus sévère envers lui-même que ne le seront jamais les professionnels qui l accompagnent. Ces derniers tentent au contraire de dégager la relation thérapeutique d’une dynamique d’infantilisation et ils reconnaissent et réattribuent à l’usager le courage d’une démarche personnelle authentique. Nous savons bien que, pour ceux que nous rencontrons dans ces lieux ouverts aux personnes les plus en difficulté dans leur rapport au produit, le travail peut être long et que l’atteinte des objectifs fixés ne se dispense pas de quelques pas de côté. Ces derniers sont rarement un retour en arrière mais une étape pour éclairer un peu mieux tout ce qu’il reste à parcourir.

Magali Guillard

Psychologue clinicienne

17/02/2020

Centre Ambulatoire Pluridisciplinaire de Psychiatrie et d’Addictologie

Service d’Addictologie et de Psychiatrie de liaison

CHU de Nantes

Centre de Soins, d’Accompagnement et de Prévention en Addictologie

Le Triangle – Oppelia Nantes

Référence de l’article : GUILLAUMIN, Jean-Yves. « Addiction, addictus et addictio » in Dépendances n°51. p.24-27.Janvier 2014.