Qu’avons-nous à partager ?
Alain DEPAULIS
« Equipe[1] du vieux français esquif, désignait à l’origine une suite de chalands
attachés les uns aux autres et tirés par des hommes ou des chevaux. »
Robert LAFON
Quel est l’objectif qui nous relie ? C’est une question à ce point anodine que les acteurs de nos équipes médicales, médico-sociales ou sociales ne se la posent vraisemblablement pas. Viendrait-il à l’esprit des membres d’une équipe médicale de se demander quel est son objectif ? La réponse ne manquerait pas de tarder : la santé du malade. Il en serait de même pour un service social, qui revendiquerait comme objectif évident : l’intérêt de l’usager… Pourtant, aussi discrète soit-elle, cette question est belle et bien présente dans tous les groupes humains et sa réponse a une incidence sur la qualité fonctionnelle du groupe. On pense évidemment aux équipes sportives, aux associations, mais aussi aux partis politiques, aux cultes religieux… Que ferait-on ensemble si nous n’avions pas quelque chose en partage ? Les travaux réalisés par les psychosociologues sur le travail en équipe[2] nous éclairent sur ce moteur collectif, le monde de l’industrie nous donne une illustration de son efficacité lorsqu’il est orienté vers la production et la rentabilité. Mais il est aussi mobilisé par la HAS pour améliorer la qualité des services médicaux. C’est une question qui pourrait également se prêter à un développement philosophique à partir de la question posée par l’œuvre de Cornélius Castoriadis[3] : Qu’est-ce qui fait tenir ensemble une collection d’individus dans une société ?
Ce sont les travaux des psychosociologues sur l’équipe qui nous font le mieux saisir l’importance de la notion d’objectif commun. L’équipe est par définition une structure simple, c’est un groupement idéal d’individus pour étudier les ressorts de ce moteur collectif. Il est intéressant de noter que ces travaux se sont développés dans les années 50, en réaction aux excès de la division du travail : travail à la chaîne et dépersonnalisation des relations humaines, qualifié de travail en miettes[4] par G. Friedmann. Ces travaux aspirent à restaurer les qualités relationnelles dans un espace humain perverti par une outrancière gestion technocratique et bureaucratique.
Les qualités d’une équipe s’apprécient à l’aune de plusieurs critères : le nombre réduit des acteurs, la qualité des liens interpersonnels, l’engagement individuel et une volonté commune mobilisée vers un même but. Ajoutons qu’en principe les membres d’une équipe partagent des références communes auxquelles ils adhèrent. Salas[5] définit une équipe « comme : un ensemble identifiable de deux personnes ou plus qui interagissent de manière dynamique, interdépendante et adaptée vers un but / un objectif / une mission commun(e) et valorisé(e), qui se sont chacune vu affecter des rôles et fonctions spécifiques ». Dans une équipe chacun occupe une place précise avec un rôle bien identifié qui lui vaut la reconnaissance de ces pairs et contribue au meilleur engagement individuel. La complémentarité des acteurs est essentielle : le savoir de tous s’acquiert grâce à l’apport de chacun. De surcroît cette structuration est un facteur essentiel de coresponsabilité : chacun a sa part dans la réussite de l’équipe à atteindre son objectif.
Une équipe doit réaliser une tâche orientée vers un but. La finalité de l’action collective est particulièrement déterminante de la dynamique de ce groupe. Une équipe sans objectif est une collection d’individus sans boussole. Il n’y a pas d’avantage d’équipe si tous ne convergent pas vers le but, ainsi chaque membre accepte et adhère aux règles fondatrices du groupe. Il est essentiel que chacun ait clairement identifié cette valeur commune qui dépasse sa seule intervention. Les actions peuvent prendre plusieurs formes : individuelles, partagées, préparatoires, intermédiaires… Elles sont toujours orientées vers l’objectif commun. C’est le but qui conditionne la concertation, la coopération et l’articulation, car chacun est constamment en communication avec ses pairs. C’est le but qui assure l’unité d’esprit et l’unité fonctionnelle de la pluralité des rôles. Il induit en cela une inévitable discipline individuelle, la reconnaissance d’une interdépendance et le renoncement à une certaine liberté, par exemple, le non recours à des initiatives personnelles, contreproductives au regard de la finalité. Il est intéressant de constater que l’appartenance à une équipe est sujette à générer des normes éthiques, valeurs et codes moraux qui scellent ses membres et crée un véritable esprit d’équipe[6].
Suffit-il d’avoir une finalité pour fédérer les acteurs d’un groupe ? Certes non ! La nature de l’objectif et sa clarté ont une conséquence sur l’engagement personnel et collectif. L’équipage d’un avion ou l’équipe d’une tour de contrôle aérien est lié par la responsabilité, c’est la sécurité des passagers qui tient lieu de référence commune majeure. Pour la Haute Autorité de Santé, c’est la sécurité du patient. La notion de sécurité, nous rappelle que la vie des usagers est un facteur mobilisateur puissant, il engage la responsabilité morale et civile des acteurs. A l’opposé certaines équipes peuvent perdre de vue ce qui justifie l’existence même de leur groupe en raison d’un objectif moins vital voire plus diffus. Certaines équipes pluridisciplinaires médico-sociales, comme celles qui ont pour mission de trouver les meilleures réponses possibles à un enfant en situation de handicap, ont été parfois observées[7] comme empêchées de tenir leur cap à cause de leur complaisance pour des verbiages stériles, des luttes d’influence et d’un retrait dommageable de la réalité. L’objectif doit donc être clair et mobilisateur assorti à des critères de réussite et d’efficacité. L’appel à Protéger l’humanité et préserver la dignité humaine peut être une noble profession de foi mais il se conçoit difficilement comme objectif vraiment fédérateur. Ce en quoi, la solidarité du groupe se trouve entretenue si chacun peut apprécier les effets de l’action du groupe au regard de l’objectif.
Le monde de l’industrie a été le premier à réaliser que l’augmentation du rendement lié au morcellement des tâches avait ses limites. A un certain point il devenait contreproductif au niveau humain et au niveau économique. Dans les années 60-70, avec l’échec du taylorisme, l’industrie évolue vers une nouvelle conception du travail, centrée sur l’équipe, la responsabilité et l’auto organisation. Dans cet esprit, un système japonais de renommée mondiale mérite notre intérêt, le Kaizen[8] (Kai = changement et Zen = bon, soit amélioration continue). Son principe consiste à tendre vers un objectif absolu par petits paliers successifs. L’objectif ultime – jamais réalisé – est la qualité totale. Le kaizen « est la responsabilisation de chacun pour le culte du mieux[9] ». Son esprit doit évidemment beaucoup à la culture du pays où il a pris son essor.
Cette démarche d’amélioration continue, est d’abord une philosophie mais elle s’applique aussi bien à la vie personnelle, familiale, sociale qu’au monde du travail. Son principe fondamental est l’esprit critique, l’aptitude à identifier les problèmes assortie de la conscience que tout progrès n’est possible qu’en bonifiant sa conduite. En cela le kaizen ne saurait être réduit à une méthode, sa construction n’est pas prédéterminée, sa mise en œuvre est aléatoire et ses résultats imprévisibles tant les conditions de réalisations sont complexes. Comment une telle aspiration existentielle peut-elle être transposée dans le monde de l’entreprise, orienté vers la production, y compris au motif de la satisfaction du client ?
Le kaizen mobilise les énergies de chacun pour réaliser une performance globale maximale. Il suppose la participation volontaire de tous les acteurs, quelque soit leur statut dans l’entreprise, cadres et ouvriers. Cet engagement n’est rendu possible que par une connaissance globale de tous les rouages de l’entreprise et de la chaîne de production, ainsi que par une constante circulation de l’information. Dans ces conditions tous doivent tendre vers cet objectif : l’amélioration de la qualité. Son principe réside dans une institutionnalisation de l’esprit critique. Chacun est engagé dans une constante remise en cause de chaque étape de la fabrication du produit ; il est invité à déceler les faiblesses du procédé et imaginer les améliorations possibles. Si bien que les changements ne sont plus l’apanage des cadres ou des ingénieurs, ils sont œuvre commune. Le regard critique partagé ne vise pas un changement radical de fonctionnement, il favorise simplement de menues mais constantes améliorations.
Le kaizen, appliqué au monde de l’industrie, représente-t-il un progrès pour la vie des ouvriers ? Permet-il une meilleure communication entre la direction et les syndicats ? Regol et Bélanger[10] se sont attachés à tirer les leçons de diverses expériences (inévitablement variables d’une entreprise à l’autre, chacune ayant son histoire, sa culture, ses conflits passés plus ou moins soldés…). Ainsi certaines déclarations sont-elles dithyrambiques : le Kaizen, ce système qui va changer le monde[11], est présenté comme un processus démocratique adapté à l’entreprise dans lequel les travailleurs gagnent en liberté d’expression et acquièrent une capacité d’action personnelle. Cette libération leur donnerait le sentiment de reprendre un contrôle sur leur environnement voire sur leur destin ! Ce système a d’indéniables atouts, il introduit un mode de production artisanal dans la production de masse. Il permet également une amélioration de la qualité, de la productivité et de la sécurité.
D’autres analystes, beaucoup plus sévères, considèrent le kaizen comme un marché de dupes n’ayant d’autre but que de servir les intérêts patronaux. Ces détracteurs reconnaissent que l’appel à la participation est la plupart du temps bien reçu par les travailleurs avec pour corollaire le développement de l’esprit de solidarité, le sens et la fierté du travail bien fait. En revanche, ils considèrent que les relations participatives horizontales avec les travailleurs menacent les équilibres de l’entreprise en discréditant les relations verticales traditionnelles (Direction-syndicat-ouvriers) et en affaiblissant la représentation syndicale. En outre, loin d’inaugurer un modèle social égalitaire, le kaizen métamorphoserait la relation dominant-dominé, elle se ferait plus discrète mais n’en serait pas moins active. Pierre-Eric Tixier[12] analyse les ressorts de cette subtile emprise sur les ouvriers. L’esprit du kaizen associé aux structures participatives de l’entreprise engage toute la subjectivité de l’individu, il induit une mobilisation de sa créativité au service des idéaux de production. Dans cette forme de domination, le sujet intériorise un cadre de références qui lui intime un sentiment de responsabilité, voire de culpabilité au regard des objectifs de l’organisation. Bien loin de permettre le désasujétissement et de favoriser un épanouissement personnel, les ouvriers, s’identifiant à l’entreprise, n’auraient plus comme seul motif de se réunir que d’augmenter sa productivité ! Enfin ultime constat les bénéfices promis aux syndicats et aux ouvriers sont loin de se concrétiser.
Une troisième analyse, plus nuancée, considère que le kaizen ne révolutionnera pas le monde de l’entreprise et qu’il n’anéantira pas d’avantage la représentation syndicale. Elle présage que son esprit, modifiant les rapports de force, est en mesure d’inaugurer de nouvelles relations entre le patronat et les syndicats. Dans ce nouveau contexte les relations antagoniques entre le capital et le travail perdurent mais elles sont modulées par de nouveaux modes de coordination et de régulation si bien que les luttes internes sont moins vives. Les travailleurs acceptent et assument les objectifs de performance de l’entreprise et ils collaborent à son développement. Mais dès lors qu’ils s’engagent comme d’authentiques acteurs au service des intérêts de l’entreprise, ils exigent des contreparties en termes de qualification régulière et revendiquent surtout un droit d’ingérence dans les prérogatives patronales. Ce modèle de transformation de l’entreprise dépend évidemment de nombreux paramètres dont le premier est l’instauration d’un confiant dialogue social. Lors des conflits, ce climat permet des échanges constructifs et la recherche de solutions rapides aux problèmes posés.
Ce détour par le monde de l’entreprise a l’intérêt d’interroger – pour paraphraser Morin – la finalité de la finalité d’un collectif. La philosophie du kaizen est sans ambiguïté dans sa pratique individuelle : le sujet s’engage dans un processus introspectif critique qui le conduit par petites touches à une amélioration permanente. L’objectif est clairement l’épanouissement personnel. Dans sa formulation industrielle d’amélioration de la qualité, cette aspiration ne peut se réaliser que dans des conditions exigeantes de confiance réciproque. Cette modernisation sociale suppose que les contreparties octroyées aux travailleurs soient à la mesure de leur loyauté à l’égard de l’entreprise au niveau humain, organisationnel et financier. Dans un contexte empreint de méfiance une autre finalité ne manque pas de se révéler : l’amélioration du profit patronal. La duplicité de l’objectif prétendu commun instaure alors un équilibre bien improbable à tenir ! Une perverse ambiguïté dans la finalité que les services de santé ne devrait pas connaître !
En raison de l’augmentation de la complexité et de la spécialisation des soins, le corps médical accorde aujourd’hui une importance majeure au travail en équipe, au point de dispenser des formations sur ce thème. Les problématiques multifactorielles imposent des interventions multidisciplinaires et la dispersion des soins est une cause majeure de déficit sanitaire. Les auteurs du Guide pédagogique pour la sécurité des patients édité par l’OMS[13] s’appuient sur le constat que la cohésion dans la dispensation des soins a un effet positif immédiat sur la sécurité des patients. La pertinence du travail en équipe est avérée dans les soins primaires, en cancérologie et son usage est associé à une diminution des erreurs médicales[14].
Il est particulièrement intéressant pour la démarche que nous voulons promouvoir de constater la révolution qui s’opère dans certains secteurs du monde médical ainsi que les limites sur lesquelles elle bute. Dans la tradition, le médecin assumait seul la responsabilité des soins et du traitement du malade. Mais en raison des comorbidités, des maladies chroniques, des fragilités des personnes vieillissantes… il est de plus en plus rare que le patient ne soit traité que par un seul spécialiste. Le recours à un authentique travail en équipe permet de limiter les incidents liés à l’absence de communication et palier les malentendus concernant les rôles et les responsabilités. La participation du patient aux échanges professionnels est également reconnue comme un facteur limitant les risques d’erreur.
Les enseignements des travaux réalisés dans le domaine médical rejoignent ceux des psychosociologues. Mickam et Roger[15] ont dressé une liste des critères indispensables à l’efficacité d’une équipe soignante : but commun clairement défini avec un souci de responsabilité partagé ; leadership efficace, facilitateur, coordinateur, tout à la fois ferme et à l’écoute des membres ; communication fluide, partage rapide et régulier des informations assorti d’archives écrites ; bonne cohésion, caractérisé par un esprit d’équipe ; respect mutuel, acceptation de la diversité d’opinion entre les membres. Des qualités individuelles sont évidemment requises pour être un acteur adapté au travail en équipe : maîtrise des tâches, motivations, adaptabilité, capacité autocritique… Chacun de ces critères est le thème de modules de formation très spécialisés[16]. Les études de médecine prévoient aujourd’hui des programmes de résolution de problèmes cliniques à partir de discussions en petit groupe grâce auxquels les étudiants apprennent à travailler en équipe.
Lorsque les équipes de santé élaborent des protocoles de soins, elles peuvent à l’occasion se fixer des objectifs intermédiaires ponctuels, cependant l’objectif ultime partagé par tous les acteurs de santé est toujours la sécurité du patient. Quelques recours ont été imaginés pour garantir cet impératif, telles la Règle des deux défis et le CUS. Cette règle donne à chaque membre d’une équipe le pouvoir d’interrompre une action qu’il considère préjudiciable à la sécurité du patient. Si une première interpellation est ignorée ou qu’elle n’est pas suivie d’une réponse satisfaisante, la personne doit se faire entendre en lançant un deuxième appel en le reformulant et en l’argumentant (d’où règle des deux défis). Le CUS, des initiales de I am Concerned (je suis préoccupé), I am Uncomfortable (je suis mal à l’aise) This is a Safety issue (c’est une question de sécurité), est une méthode qui doit interrompre une action jugée problématique. Pourtant cet absolu partagé soulève des réserves de plus en plus insistantes dans la pratique, il est de plus en plus parasité par un facteur à priori exogène « ce partenaire invisible mais omniprésent dans les soins : l’économie ! » [17]
Si l’importance du travail en équipe est de plus en plus reconnue, elle n’a pas vraiment entraînée de changement dans l’état d’esprit de la corporation. Les obstacles au travail en équipe ont été identifiés : ambiguïté des rôles (la répartition et la reconnaissance des rôles de chacun), hiérarchisation (induisant une organisation verticale contre-productive dès lors qu’en équipe l’avis de chacun doit être pris en compte), instabilité des équipes (lors d’interventions ponctuelles), manque de coordination et de communication (particulièrement flagrant dans les situations critiques, catastrophes, attentats…). Des critères individuels et culturels entrent également en jeu : l’individualisme persistant chez certains spécialistes mais plus généralement chez tous ceux qui s’appuient sur une relation singulière autonome au patient. Cette relation empreinte de confort et de certitude est remise en cause par les impératifs du travail en équipe impliquant de prendre conscience de la relativité de ses propres valeurs. En revanche, il est constaté que certaines équipes parviennent à s’octroyer des temps de réflexion et d’analyse de leur pratique, améliorant significativement leur cohésion relationnelle !
Les champs que nous explorons nous montrent une hiérarchie des objectifs, liée aux valeurs incarnées avec une inévitable incidence sur l’engagement. Le corps médical peut se reconnaître dans un objectif infiniment plus mobilisateur que celui de l’industrie, parce que plus noble : la sauvegarde de la vie, d’autant plus puissant dans les cas d’urgence. Les membres du groupe sont liés par une valeur commune qui les fait tenir ensemble, s’impliquer entièrement dans la réalisation de l’objectif et se dépasser dans le même élan solidaire. Tous communient dans leur identification à la tâche. L’objectif transcende les divisions, les rivalités, les intérêts d’égos… C’est un de ses moments où le groupe est plus performant que la somme de compétences de ces membres. Ce qui ne doit pas nous faire oublier que l’esprit d’équipe peut être mobilisé au service d’idéologies racistes. La déclaration des Droits de l’homme voit la même année (1948) l’instauration de l’apartheid en Afrique du Sud au prétexte de la défense et de la protection de la race blanche !
Par-delà le bel élan de solidarité qu’un noble objectif permet d’entraîner, il faut nous arrêter sur un critère qui pour être plus discrète est loin d’être négligeable : la finalité tient d’autant plus des individus ensemble lorsqu’ils ont un terreau commun. Le groupe n’est pas une collection aléatoire disparate d’individus que l’on pourrait remplacer par n’importe quels autres… Les membres d’une équipe médico-sociale : médecin, psychologue, rééducateur, travailleur social… sont par exemple liés par de proches motivations dans leur choix professionnel, orienté vers l’aide à la personne. Ils sont engagés au service de leurs semblables, ainsi partagent-ils des idéaux de lien social, de solidarité, des normes, des valeurs, des projets mais aussi une culture intellectuelle voire un langage commun. Ils sont conscients d’appartenir à un groupe qui a sa propre représentation et qui est attaché au même imaginaire social.
Ces enseignements nous éclairent sur les meilleures conditions possibles de composition d’un groupe pluridisciplinaire. Ces critères, en nombre, en proximité des acteurs, en liens interpersonnels constants, en engagement autour d’un objectif bien identifié se trouvent aisément réunis dans de petites unités. C’est le cas d’une équipe de CAMSP (Centre d’Action Médico-Social Précoce), comprenant médecin pédiatre, assistant(e) sociale, psychologue et rééducateurs… La situation se complique lorsque les soins dispensés à l’enfant nécessitent des échanges avec d’autres services tels que la pédiatrie, la PMI, l’ASE, voire le service du Juge pour enfant ou la pédo-psychiatrie ! Le groupe ainsi élargi voit les critères fonctionnels de l’équipe se distendre. Le nombre des acteurs est multiplié, certains rôles peuvent se chevaucher, les liens interpersonnels sont distants plus propices à des quiproquos, les références commune plus éloignées et l’objectif commun plus difficile à identifier ! Dans le cadre de notre atelier sur la pluridisciplinarité, ce n’est pas le moindre des défis que d’identifier ce qui est susceptible de fédérer des structures aussi différentes qu’un service de pédiatrie et un service de l’ASE ! A quel objectif peuvent-ils s’identifier qui soit suffisamment mobilisateur pour chacun ? Nous comprenons également que tout critère d’évaluation qui prétendrait mesurer l’efficacité d’un tel assemblage serait voué à l’échec ?
Notre démarche pluraliste nous suggère un élargissement constant de notre horizon. En écho à notre tentative de mettre en commun ce qui nous sépare, la philosophie peut nous inspirer certains prolongements. Le diagnostic est unanime : une société ne peut tenir sa cohésion que si ses membres sont liés par une communauté de destin. La crise que traversent nos sociétés occidentales est précisément le plus souvent corrélée à une perte de repères et conséquemment à la quête d’une valeur transcendantale. Selon Claude Lefort[18], l’omniprésente référence aux valeurs révèle la crise des fondements : « le mot valeur est l’indice d’une impossibilité à s’en remettre désormais à un garant reconnu par tous : la nature, la raison, Dieu, l’Histoire. Il est l’indice d’une situation dans laquelle toutes les figures de la transcendance sont brouillées. » Nous sommes désormais livrés à ce que Pierre Legendre appelle le self-service normatif où chacun peut choisir ses valeurs !
Quelle volonté commune est alors capable de sceller nos destins et répondre à la crise morale de nos sociétés contemporaines ? N’a-t-on pas perdu le sens des priorités, en favorisant le développement de l’objet au dépend de l’humain ? La catastrophe écologique qui menace n’est-elle pas l’occasion vitale de mobiliser les énergies planétaires pour sauver ce bien commun que Morin nomme notre Terre-Patrie !
Alain Depaulis
[1] Cette étymologie proposée par LAFON, citée par MUCCHIELLI (Le travail en équipe, p.12) n’est pas attestée par le Dictionnaire historique de la langue française, Le Robert, 2016. Celui-ci en situe l’usage dans le sens d’équipage (d’un bateau). Equipe prend au XIXème siècle le sens de « groupe de personnes unies dans une tâche commune. »
[2] MUCCHIELLI Roger, Le travail en équipe, Editions ESF, 1975, 1996 pour la 7ème édition
[3] CASTORIADIS Cornélius, L’institution imaginaire de la société, Editions du Seuil, 1975
[4] FRIEDMANN G, Le travail en miettes, NRF, 1956
[5] SALAS E et al. Toward an understanding of team performance and training. In: Swezey RW, Salas E, eds. Teams: their training and performance. Norwood, NJ, Ablex, 1992:329, in Guide pédagogique de l’OMS pour la sécurité des patients : édition multiprofessionnelle. (Patient Safety Curriculum Guide – Multiprofessionnal Edition, OMS, 2011) Partie B, module 4, Être un membre efficace en équipe, p.133.
[6] MUCCHIELLI Roger, op. cité, p. 51
[7] JACOBSON V et MONELLO Ph. Le travail social en équipe, Ed. Privat, 1970
[8] REGOL Olivier et BELANGER Paul R., Le Kaizen : ses principes et ses conséquences pour les ouvriers et les syndicats. Les cahiers du CRISES, coll. Etudes théoriques, Mai 2003
[9] MASAAKI Imai, Kaizen, la clé de la compétitivité japonaise, Eyrolles, 1989, p. XI.
[10] Op. cité, p. 19. Cette étude a été demandée par la Fédération des travailleurs et travailleuses du papier et de la forêt de la CSN aux Services aux Collectivités de l’UQAM.
[11] WOMACK James P., JONES Daniel et ROOS Daniel, Le système qui va changer le monde, Dunod, 1992, p. 73
[12] TIXIER Pierre-Éric, Légitimité et modes de domination dans les organisations, Sociologie du Travail, no 4-88, 1988, p. 622.
[13] Guide pédagogique de l’OMS pour la sécurité des patients : édition multiprofessionnelle. (Patient Safety Curriculum Guide – Multiprofessionnal Edition, OMS, 2011) Partie B, module 4, Être un membre efficace en équipe, p.133.
[14] Op. cité, p.136
[15] Op. cité, p.137
[16] Le PACTE, Programme d’Amélioration Continue du Travail en Equipe, proposé par la Haute Autorité de Santé est un exemple significatif de ces formations. HAS Questions/réponses, sur le net.
[17] Remarque de Nadine SERISIER, MGEN Saint Feyre, Creuse
[18] LEFORT Claude, Ecrire. A l’épreuve du politique, Calmann-Lévy, 1992. Cité par Morin dans La méthode 6, Ethique, Editions du Seuil, novembre 2004, page 23.