Mon expérience d’infirmière psychiatrique en service d’addictologie
Ayant eu le privilège d’exercer mon métier d’infirmière psychiatrique au SHALE de La Rochelle, il me semble utile de témoigner de cette exceptionnelle expérience de soins des patients atteints d’alcoolo-dépendance. Dans une première partie, je présente le stage que j’ai effectué au CALME à Cabris : un stage de 29 jours que tous les membres de la structure devaient accomplir. Dans une deuxième partie je présenterai l’ouverture du SHALE et mon expérience personnelle de cette structure.
I. Mon stage au CALME à Cabris (06)
Je suis infirmière depuis 1981 dans un service de psychiatrie adulte au Centre Hospitalier de La Rochelle. Dans les années 85-87, notre médecin chef le docteur GUILLON est interpellé par les résultats de la thérapie institutionnelle sur les patients qui ont été en cure au CALME (Centre Aide à la Libération des Malades Ethyliques, voir dossier de présentation sur le site.) Il rencontre cette équipe et décide de sensibiliser la sienne à une autre approche de la problématique alcool et des patients dépendants. C’est dans ce contexte qu’il m’est proposé de faire un séjour de sensibilisation au CALME à Cabris dans les Alpes Maritimes.
C’est ainsi qu’en 1987, je me retrouve au CALME avec deux autres collègues pour un stage de sensibilisation de trois jours. Lors de la réunion institutionnelle du jeudi, je suis impressionnée par la prise de parole des curistes sortant, par la pertinence et la justesse de leur analyse sur leur parcours de vie !
Après avoir sensibilisé son équipe à cette forme de thérapie, le docteur Guillon prépare un projet :
Création d’une unité de soins de même type à La Rochelle
Toutes les personnes intéressées, psychiatres, psychologues, infirmières, secrétaires iront se former au CALME, durant 29 jours, c’est à dire la durée d’une cure.
En janvier 1991 me voici en partance pour ce stage.
Je vais vivre au CALME, pendant quatre semaines, au même titre et au même rythme que les curistes, de jour, de nuit et de WE (je m’autorise deux escapades un dimanche après-midi sans les curistes).
Le CALME reçoit chaque mardi un nouveau groupe de 8 curistes. Je suis la neuvième personne à intégrer ce groupe en tant que stagiaire. Parallèlement, chaque mardi le groupe de curiste qui a fini sa cure quitte le CALME après le déjeuner de midi.
Après une nuit passée dans le train, j’arrive au CALME, ce mardi matin-là, ma valise à la main.
Je suis accueillie par une infirmière tout comme elle accueille les autres curistes. Elle me montre ma chambre.
Au fur et à mesure de leur arrivée, les curistes sont invités à aller au village de Cabris pour prendre leur « dernier verre » !
Mon stage d’immersion commence, ce dernier verre fait l’effet surprise sur l’un d’entre eux qui pense à une blague et demande où est la caméra cachée !
Mais non, c’est très sérieux. Cette invitation revêt certainement plusieurs sens symboliques. On peut le voir comme une célébration, un passage « adieu alcool », voire « je me reconnais dépendant » ou encore le fait de commencer la cure non sur une frustration, mais sur une notion de plaisir. Au niveau médical, ce dernier verre permet d’éviter un sevrage trop brutal qui aurait pu être commencé en amont, sans surveillance, avec tous les risques qui en découlent (crises d’épilepsie…)
Pour les curistes de mon groupe cette première semaine est consacrée au sevrage. C’est un temps très médical, lors duquel le médecin rencontre les curistes dans leur chambre pour un entretien, suivi d’un examen clinique. Le sevrage débute le mardi dès leur retour du village (hydratation orale, perfusions, dosage de valium…). En tant que stagiaire, attachée à ce groupe, je suis observatrice, je ne dois effectuer aucun soin infirmier sur ces patients-là, seulement faire connaissance avec eux, ainsi qu’avec l’ensemble de La Maison, avec le personnel et avec tous les autres groupes de curistes qui sont en deuxième, troisième et quatrième semaine de cure. Je dois trouver ma place en tant que stagiaire.
La Maison, c’est en effet ainsi que tous, soignants et soignés nomment le CALME. Ici on s’appelle tous par nos prénoms et on pratique le tutoiement entre curistes et membres du personnel. Pas de distinction vestimentaire pour les soignants quelle que soit leur fonction : un habit civil ordinaire. Ici tout est relation, écoute, rencontre d’être humain à être humain, chacun dans sa fonction respective (secrétaire, maîtresse de maison, infirmière, médecin, psychologue…) tout ceci contribue au bon fonctionnement de La Maison comme les rouages des roues d’un chariot, ce qui va permettre à chaque curiste de quitter les rives de la détresse pour retrouver confiance, estime de soi, croire dans une possibilité de changement, pour un mieux-être.
Ici tout est pensé, tout est réfléchi, tout a un sens ! Tout le personnel apporte réflexion et source de travail au travers de tous les actes de la vie quotidienne, ensemble dans ce cadre-là, avec des rythmes de lever, de repas, d’activités, de détentes (bibliothèque, jeux de sociétés…, aucun jeu d’argent n’est autorisé), autour du feu de cheminée en soirée avant le coucher. Ce feu de cheminée, à la vertu symbolique, est lieu de convergence, qui rassemble et rassure. C’est une redécouverte du vivre ensemble et du partage. Il convient de préciser qu’afin de ne pas être « happé » par des perturbations extérieures, il y a abstinence télévisuelle et les appels téléphoniques sont très réglementés. La priorité c’est la cure.
A noter que chaque soir ½ heure avant le diner chaque curiste est invité à faire sa relaxation sur son lit.
Après la semaine de sevrage commence la découverte des outils de travail au nombre de trois:
- Les informations médicales, elles concernent les mécanismes de la dépendance et un cours médical fait par le médecin.
- La relaxation, comprenant treize séances.
- La psychothérapie de groupe, douze séances, nommées bulles en raison de la configuration architecturale du lieu, d’une heure et demi avec le même psychologue. Une treizième séance est possible le WE qui précède la sortie, à la demande des curistes, mais sans thérapeute.
Il convient d’insister sur l’importance de cette notion d’outils dans la cure. Par outils il faut entendre un ensemble de clefs, de réponses que le curiste aura intégrées durant son séjour et qui lui seront utiles dans son retour à la vie ordinaire. Chaque fois qu’une tentation, qu’un danger surgiront, la personne pourra puiser dans son arsenal des solutions, des réponses qui l’armeront contre les risques de rechute. Tel un artisan ayant toujours sa mallette de travail, chaque curiste disposera de sa boite à outil pour faire face aux diverses situations de la vie quotidienne. Notons qu’en cas d’urgence, une permanence téléphonique est ouverte 24h/24.
Un programme
Trois registres permettent à chaque curiste d’acquérir des connaissances et d’organiser sa vie face aux risques encourus. Ils lui donnent les moyens d’affronter les difficultés du quotidien
I. Les informations médicales, au nombre de huit.
1. Sur le cerveau. Une information qui permet de comprendre comment fonctionne le cerveau (cerveau primaire, mésencéphale et néocortex) et l’action de l’alcool sur ces « différents cerveaux », des informations médicales, à priori complexes mais formulées de façon accessible à chacun.
2. Sur l’alcool. Un questionnement ludique sur les quantités d’alcool ingérées et leur temps d’élimination par l’organisme. Chacun s’amuse à calculer le temps de destruction de l’alcool qu’il a bu. Ainsi l’alcool contenu dans les trois bouteilles de whisky absorbé durant le week-end ne sera vraiment dégradé que le vendredi ! Juste avant le week-end suivant !
3. Sur l’effet de l’alcool pour les différents organes en particulier le foie…
4. Sur le mécanisme de la dépendance (avec la molécule THP).
5. Sur la balance de l’humeur sans alcool. Comment est arrivé le premier verre, à quelle émotion est-il lié ? Comment s’impose-t-il dans ta vie pour apaiser le stress et s’installer dans le quotidien ? C’est ce temps critique où l’on augmente ensuite la dose d’alcool pour avoir le même effet. Mais après il faut de plus en plus de temps pour dégrader l’alcool qui ne suffira plus à soulager.
6. Sur la rechute.
7. Sur tous les écueils de la sortie. C’est un temps qui développe des notions « philosophiques » : Comment oser être ce que l’on est !
8. Sur la sortie. Une information, la dernière, le lundi qui précède la sortie.
Le cours médical. Fait par le médecin, il a lieu toutes les trois semaines. Tous les curistes sont présents. Le médecin développe les effets de l’alcool au niveau des organes, en particulier au niveau du système nerveux, la détérioration, le problème de la mémoire… Il utilise des tableaux, des croquis.
Les curistes posent des questions.
II. La relaxation. La méthode VITTOZ, utilisée, est très accessible à tous et elle est centrée sur le vécu du corps. C’est le vécu corporel de l’alcool qui est interrogé. C’est une méthode de relaxation active dite également soma qui prend en compte le ressenti corporel face au stress. Elle présente l’avantage de pouvoir être pratiquée dans toutes les situations, debout, assis, allongé… ainsi que dans tout lieu privé ou public même bruyant.
III. La thérapie de groupe
Les bulles se déroulent à l’écart du regard et des oreilles des autres. Ce qui s’y exprime est soumis au secret professionnel. C’est le lieu où l’on peut dire, où l’on ose dire, où l’on dépose les choses les plus intimes, hors du jugement, dans le respect du cadre de la thérapie. Ce cadre impose une stricte confidentialité, c’est le secret de bulle !
« Il n’y aurait donc pas d’alcoolique heureux ! »
Dans cet accompagnement, je vais découvrir lors des thérapies de groupe, les fractures, les secrets de chacun d’entre eux, leur quête éperdue d’amour. Lors de ces séances se révèle pour certains l’illusion d’avoir été aimé, alors que tout signe l’abandon, le rejet, la violence dans leur histoire, pour d’autres plus simplement le fait d’avoir été mal aimés. L’alcool a juste permis la survie, parfois, mais pas toujours, de ne pas sombrer dans la folie.
Quelle énergie de vie en eux ! Je suis admirative ! Ma réflexion constante, mon leitmotiv pendant ce stage : comment sont-ils encore vivants après tant d’écueils et d’épreuves ! Comment ne sont-ils pas fous ?
Pendant les deuxièmes, troisièmes et quatrièmes semaines de stage en dehors de mes activités avec les curistes de mon groupe, je vais découvrir avec l’équipe, la mission infirmière avec toute la diversité des soins (technique et relationnelle) ainsi que leur présence de jour comme de nuit. Je m’emploie à découvrir toutes les problématiques qui peuvent survenir lors d’une cure.
Le maitre mot de La Maison est climat sécure, fait de respect, de confiance, pour permettre à chaque curiste de déposer douleur, fracture et secrets de vie. Un climat garanti par un cadre précis, rigoureux dont l’évolution ne s’autorise que d’une réflexion institutionnelle collective.
La vie de La Maison est structurée autour de deux Temps forts :
I. Le Mardi : le rituel des entrées et des sorties
1 L’accueil des entrants du mardi
- Mise en place du protocole de soins qui accompagne le sevrage.
- Présentation sommaire du fonctionnement de La Maison.
- Présentation sommaire du contrat de confiance ou contrat moral que chaque curiste s’engage à respecter au risque d’interruption de la cure :
a) pas de consommation d’alcool, ni de produits illicites,
b) pas de relations amoureuses,
c) des sorties par groupe de trois (jamais moins dans un périmètre défini autour
de La Maison) au bout du 11ème jour (ce 11ème jour marque la fin de la période de
sevrage, au-delà de laquelle il n’y a plus de risques de crises d’épilepsie).
2 Le départ des sortants.
- Chaque mardi le départ des sortants entraîne des changements de chambre ainsi que des changements de table dans la salle à manger.
- Les entrants sont accueillis par des curistes « aînés » qui sont en deuxième, troisième ou quatrième semaine.
II. Le Jeudi : la fameuse et redoutée réunion du jeudi !
- A cette réunion participent tous les curistes de La Maison, le personnel qui assure le service ce jour-là, de futurs ou anciens curistes ainsi que des professionnels extérieurs.
- Les membres de mon groupe et moi-même sommes confrontés à ce temps où chaque sortant prend la parole pour faire le point sur son histoire et son rapport à l’alcool ainsi que moi en tant que stagiaire. Les deux psychologues de La Maison sont présents, celui qui animait nos séances de thérapie de groupe rappelle rituellement le déroulement de la cure. A l’issue de la prise de parole de chaque curiste sortant, le second psychologue (qui ne connait pas les curistes de ce groupe) aide chacun à dire où il en est et ce qu’il a compris de son rapport à l’alcool.
- C’est un moment clef à ce stade de la thérapie : oser prendre la parole face à tous, c’est un entraînement, une mise en situation réelle sur ce que chacun sera amené à faire après sa cure : oser se positionner comme ayant un problème avec l’alcool. C’est une opportunité de le faire ici dans un lieu sécure, en présence de personnes qui ont la même problématique.
Evoquer les deux temps forts de cette cure ne doit pas faire négliger l’intensité et la constance du travail tout au long de ces 29 jours. Si la première semaine est essentiellement médicale, ce ne sont pas moins de 34 activités auxquelles les curistes vont devoir participer entre la deuxième et la quatrième semaine !
Bien que nous soyons à cinq jours de la sortie, la cure n’est pas finie, le travail se poursuit (il reste trois psychothérapies de groupe, dont une supplémentaire, deux informations qui préparent la sortie avec les différents écueils et cinq nouvelles séances de relaxation avec la possibilité de faire revenir des souvenirs émotionnels)
Ce dimanche-là, au 27ème jour de cure, pas d’escapade pour moi, je resterai au CALME, parce que les curistes ont décidé de faire leur 13ème bulle.
Nous voici au lundi du 28ème jour, presque la fin de mon séjour, reste pour moi le dernier passage, la réunion institutionnelle du lundi après-midi. C’est le moment de mon bilan de stage :
- Son sens et ce que j’en ai compris.
- Ce qu’il a pu éveiller en moi de négatif et de positif dans les différentes situations rencontrées.
- Enfin le retour de l’équipe sur mes capacités à exercer dans ce cadre de thérapie, avec la remarque précieuse de rester sincère et authentique.
Mon stage est validé ! Je suis cooptée par l’équipe. Je peux me considérer comme faisant partie de La Maison. Ainsi que le dit une de mes collègues : « je suis adoubée ».
Le mardi 29ème jour, après avoir pris le déjeuner ensemble et dit au revoir à tous, je quitte le CALME, bouleversée par tout ce que je viens de vivre, de partager avec les curistes de mon groupe, les autres curistes et tous les membres de l’équipe, enthousiaste par la nature et la qualité des soins, la richesse et l’intensité des échanges et la chaleur humaine des curistes et des soignants.
Un stage d’une rare intensité,
J’ai trouvé ici tout ce qui constitue le sens et le socle même du soin à savoir :
- Le respect du patient dans cette qualité d’accueil
- Le patient acteur et responsable de sa cure, de ses soins qu’il est libre d’interrompre à tout moment, libre d’y revenir à tout moment quand il se sentira prêt.
- Le soin qui permet de retrouver l’estime de soi avec un retour à l’autonomie (le curiste libre de ses choix, de boire ou de ne pas boire en toute connaissance des causes et des enjeux.)
- Accepter la rechute même si elle est douloureuse et dangereuse comme faisant souvent partie du parcours, à charge aussi pour le soignant d’accepter la rechute. Comment apprendre d’elle ?
Après un tel stage, il ne m’est plus possible de travailler différemment.
Geneviève CHAILLAUD
A suivre :
II. Mon expérience au SHALE, Structure Hospitalière d’Aide à la Libération Ethylique de La Rochelle.