DESARROI et PERPLEXITE d’un PROCHE-AIDANT

Désarroi et perplexité d’un proche aidant.

Témoignage.

Depuis de nombreuses années j’assiste, impuissante, à la destruction  progressive de mon fils qui a développé une addiction à l’alcool.  Terrible addiction à long terme entretenue par les habitudes sociales de convivialité, par sa fréquence dans l’entourage amical et professionnel,  passivement admise par une sorte « d’indulgence » jusqu’à ce qu’elle isole l’individu qui devient la personne à éviter et le mette socialement à l’index. Il est bien trop tard alors pour que le malade puisse faire face à ses besoins impératifs d’alcool  qu’il cherche à se procurer coûte que coûte. Peu à peu toute sa vie tourne autour de l’alcool, la volonté de se soigner ne peut contrebalancer sa dépendance.

L’histoire de mon fils est, je pense, très « classique », c’est tout d’abord dans le milieu étudiant qu’il a pris goût à « faire la fête » entre amis. Fêtes bien arrosées qui deviennent habituelles, traditionnelles même et qui semblent participer à une bonne insertion dans le milieu où on se trouve. Le goût de la provocation n’a pas été étranger à ses dérives. Arrivé dans le milieu professionnel, malgré sa très forte implication dans son métier, ses habitudes se sont maintenues et banalisées, apéritif de détente le soir et prise d’alcool le week-end.  L’absorption d’alcool lui est devenue indispensable « pour se sentir bien » et l’addiction s’est installée. Apparemment son état général se maintenait et ses nombreuses activités donnaient facilement le change.  Lorsqu’il a  décidé de partir en province où il pensait trouver de meilleures conditions de vie avec sa compagne,  il a vite été rejeté par ses nouveaux collègues qui n’ont pas tardé à déceler son alcoolisme. La gravité de son addiction s’est tellement accentuée qu’il n’a pas pu continuer à travailler.  Des sursauts de courage et la pression de son environnement immédiat l’ont amené à accepter de suivre de nombreuses cures de désintoxication  suivies ou non par des postcures en milieu fermé, sans résultats durables. Pendant des années il a  adopté une attitude de déni et d’affabulation. Récemment il a refusé de suivre une postcure classique et obtenu par sa propre volonté et son obstination une prise en charge en hôpital de jour. Il y a trouvé selon ses dires « un milieu d’entraide entre patients, respectueux des personnes et sans aucun jugement ». Malheureusement ce suivi a été limité à 3 mois.  Cette prise en charge lui a permis d’émerger de ses stratégies de protection, il a réalisé la gravité de son état physique et  il est maintenant dans le désir de reprendre sa vie en main. Actuellement il a  l’énergie d’organiser les soins dont il a besoin.

Mais y arrivera-t-il ?

Mon expérience de mère a été et reste très douloureuse. Voir mon fils se détruire en étant laissée de côté par des thérapeutes qui, sans doute à juste titre, se méfient des mères, m’a apporté un énorme poids de culpabilité, de désarroi et de colère. La répétition des  insuccès de mon fils pour se libérer de l’alcool malgré ses efforts pour supporter la brutalité des méthodes thérapeutiques préconisées dans les cures de désintoxication me laisse  perplexe.

Au retour des cures de désintoxication en milieu hospitalier, j’ai constaté avec angoisse qu’un suivi médical et psychologique n’était pas assuré.  Plus grave, j’ai vu mon fils dans l’incapacité de prendre des décisions qu’il n’était pas en état de porter : entièrement déresponsabilisé (drogué par les neuroleptiques) pendant le déroulement de la cure et brusquement lâché, chez lui, exactement dans les mêmes conditions environnementales qu’avant. En effet selon le processus exigé de la part d’un adulte et en attendant qu’une place se libère, le malade doit affirmer à plusieurs reprises par téléphone et par écrit qu’il veut aller en postcure. C’est en pratique inaccessible pour une personne secouée physiologiquement par la cure, perdue dans le temps (incapable de respecter la date et l’heure du contact proposé) et ramenée chez elle sans prise en compte de sa situation particulière et sans suivi journalier à domicile. Pour elle c’est le trou. Le seul recours  immédiatement disponible est  l’alcool qui réduit l’angoisse de devoir faire des choses hors de portée et c’est la rechute.  Devant la répétition des insuccès mon désir d’aider mon fils à réaliser ce qu’on lui demandait est devenu si prégnant que j’ai « osé » téléphoner à son médecin traitant. Il m’a répondu poliment : « Madame, que voulez-vous que je fasse ? Votre fils est adulte, je verrai avec lui »  Cette réponse est conforme à ce que l’on peut attendre car, dans le cas d’un adulte tout essai de contact de la part de la mère avec les soignants doit être repoussé. Mon ressenti d’absence de confiance, de mise à l’écart et d’inutilité a engendré une amère frustration, un sentiment de révolte, des moments de découragement et a brouillé le chemin que j’avais à parcourir « pour trouver ma place » à côté du malade. Voilà qui ne facilite pas les choses pour les proches d’un malade, cela ne fait qu’augmenter leur questionnement. Dans le cas précis de mon fils ces errements médicaux se sont reproduits plus de 12 fois. Malgré ces échecs, à ma connaissance, il n’y a pas eu d’étude du milieu de vie de mon fils ; par simplicité on se fiait à ce qu’il en disait. Pas de visites à domicile effectuées pour personnaliser la démarche thérapeutique avant de retrouver le même malade dans le même service hospitalier, dans la même situation d’intoxication ayant nécessité une réaction d’urgence. Je suis tout à fait perplexe devant ces dysfonctionnements répétés et reproductibles à l’identique (comme si un  algorithme  dépersonnalisé gérait la vie des malades : le protocole !)

Un autre aspect des problèmes des aidants est leur ignorance en ce qui concerne l’alcoolisme et plus généralement l’addiction. Les cures s’accompagnent d’enfermement, d’administration de neuroleptiques de douleurs physiques et psychologiques qui exigent de la part du malade un grand courage pour les accepter et les réitérer en cas d’échec. Elles devraient être accompagnées d’encouragements et de mise en valeur de l’effort accepté. C’est là aussi que les aidants auraient toute leur place à côté des thérapeutes.  Encore faut-il qu’ils aient dépassé la période d’incompréhension devant l’alcoolisme. En ce qui me concerne il est vrai que je n’ai pas demandé d’aide auprès de professionnels.

Mon chemin a été long. Dans un premier temps, étant loin de mon fils  et très occupée, une inquiétude vague m’a envahie car il se coupait de la famille. Je n’ai pourtant pas vraiment pris conscience que l’alcoolisme s’installait.  Par la suite j’ai ouvertement désapprouvé son comportement car  pour moi il était incompréhensible qu’il ne puisse pas, par un effort de volonté, maîtriser son besoin de boire. Ce fut une période de reproches, d’inquiétude, de nervosité et d’incompréhension. Je n’ai pas pris la mesure de la gravité de la situation. On ne peut pas croire que son enfant est devenu alcoolique ! Il se trompait lui-même en affirmant qu’il pourrait arrêter de boire quand il voudrait et je ne demandais qu’à croire ses affirmations tout en prodiguant observations et conseils.  Mon attitude a totalement changée au moment où, avec  des personnes de mon entourage,  j’ai pu parler librement de l’alcoolisme de mon fils ; pourtant il a fallu  un profond changement intérieur  pour que je sorte du jugement en prenant conscience qu’il s’agit d’une maladie. En cherchant à analyser mon cheminement et en sortant de l’anecdote  je pense que c’est une évolution me permettant d’améliorer mon estime de moi, de m’accepter, qui m’a permis de croire dans les potentialités de mon fils, de croire que chaque personne a une vie particulière, que toute vie, même très cabossée a une immense valeur et qu’on doit respecter sa particularité même si l’on n’y comprend rien. Mon attitude de « conseillère » s’est muée en écoute et encouragements devant chaque « progrès » de la prise d’autonomie de mon fils, progrès que j’ai enfin pu « voir ». Avec modestie j’ai compris que la mère n’est pas toujours bien placée pour comprendre et soutenir. La relation avec mon fils s’est transformée, il n’y a plus de « mensonges », nous parlons ouvertement, en adultes, et chacun est attentif à l’autre. Nous avons maintenant des contacts fréquents et sincères, le problème n’est pas résolu mais l’un et l’autre nous avons gagné en confiance réciproque et en espoir de guérison. La souffrance n’est plus la même.

Au vu de notre parcours malade/proche aidant quelques propositions me viennent à l’esprit.  

Certes, l’addiction alcoolique ne peut être soignée sans que le malade prenne conscience de son état   et sans son désir de  redevenir acteur de sa propre vie, mais mon expérience personnelle m’a persuadée que le chemin du malade est indissociable de celui de son environnement proche. Une « éducation » des aidants devrait automatiquement entrer dans la prise en charge générale du patient. Elle abrègerait les temps d’errements, soulagerait des souffrances et apporterait indirectement un soutien psychologique aux malades

Le protocole de soins habituel pendant la période de désintoxication comporte un sevrage brutal de l’alcool, un temps d’isolement accompagné de l’administration massive de neuroleptiques. N’est-il pas possible de procéder autrement en réduisant progressivement les doses d’alcool plutôt que de l’arrêter brutalement sous protection chimique. Le choc physiologique serait moins agressif, le malade resterait un acteur pendant son difficile parcours et à sa sortie de l’hôpital le retour à sa propre responsabilité serait moins effrayant.  Sans compter que ces drogues  peuvent créer des dépendances.

Un autre point crucial est la sortie de l’hôpital. C’est un moment de très grande fragilité  où il est     essentiel de ne pas laisser le malade seul. La connaissance de son milieu de vie et de son histoire médicale devrait présider au choix de la mise en route des soins de suite. Avec l’accord du malade le transfert  vers une structure adaptée devrait être direct et automatique sans laisser de temps mort. En absence d’accord, un suivi à domicile devrait être instauré immédiatement et sans demander au malade d’en prendre l’initiative.

Bien sûr il n’y a pas de recette qui soit indiscutable et mon expérience n’est pas généralisable, je sais seulement qu’il y a des failles dans la prise en charge de l’alcoolisme de mon fils. On peut évoquer de multiples raisons à cet état de choses, il me semble que l’une d’elle est une mauvaise évaluation des capacités d’une personne ayant développé une addiction sévère.  Une autre observation valable dans ce contexte particulier comme dans d’autres, est que la coordination entre les différents professionnels du suivi médico-social est insuffisante.  Cette coordination est un facteur essentiel de réussite thérapeutique et peut devenir vitale. Une réflexion s’impose.

Il n’est pas défendu d’espérer !

                                                                                                 Madeleine ANDRIEUX