DEPAULIS Alain De la difficulté de faire équipe

De la difficulté de faire équipe, Article publié dans L’Observatoire, Liège (Be) n°109/2021, janvier 2022

Alain DEPAULIS[1]

On ne compte pas les appels, recommandations, voire injonctions à mieux travailler ensemble. L’OMS[2] en est un témoin significatif lorsqu’elle constate l’effet de la cohésion d’une équipe sur la qualité des soins apportés au patient et le nombre d’erreurs médicales dont elle fait l’économie.

Et il est vrai que ça marche, quelquefois, mais pas toujours !

De fait est-il si simple de penser ensemble lorsqu’on est façonné par un savoir que l’on croit porteur de vérités universelles ? Est-il si simple d’agir ensemble lorsque l’on est ancré dans des savoirs disciplinaires qui fixent un horizon fragmenté ?

La pluridisciplinarité est un concept indissociable de la modernité, il est la réponse à la complexité du monde, nourrie de la multiplication des domaines de recherche, de l’hyperspécialisation, du morcellement des connaissances et de l’impossibilité de rendre compte du réel de façon univoque. C’est seulement à la moitié du XXème siècle que l’adjectif pluridisciplinaire s’est imposé dans le langage. Le français privilégie le terme pluridisciplinaire, le néerlandais, l’anglo-saxon et l’allemand lui préfèrent multidisciplinaire. Dans la pratique, pluridisciplinaire désigne une équipe restreinte tenue à une mission précise, composée d’acteurs de disciplines différentes en constante interaction, à l’exemple des équipes de consultation médico-psychologique. Mais il peut aussi qualifier un ensemble hétérogène de représentants de services variés aux intérêts parfois divergents, appelés à travailler de concert. Ce partenariat implique l’association d’acteurs de culture différente, le champ médico-social infanto-juvénile peut par exemple réunir des professionnels des services sociaux, de l’hôpital, de la santé mentale, de l’école, voire de la justice…   

La notion de pluridisciplinarité a été l’objet de travaux psychosociologiques qui ont produit une bonne connaissance de la dynamique des groupes restreints. Sur un tout autre plan, elle a transformé l’organisation de l’enseignement universitaire, caractérisé par un effort de décloisonnement des disciplines. Pluri, inter et transdisciplinaire sont devenus des appendices incontournables à tous les domaines, depuis les sciences humaines jusqu’aux études médicales en passant par la recherche. On appréciera donc les progrès réalisés dans la prise de conscience de l’importance de ce champ d’étude. Mais le diagnostic, n’insufflant que de simples préconisations à l’image de la Charte de la transdisciplinarité, cosignée en 1994 par une soixantaine de personnalités du monde entier, nous laisse insatisfaits quant aux conditions de son application. Pourquoi est-il si difficile de réaliser une aussi unanime aspiration ?  

Fort de la conviction de l’efficience du travail pluridisciplinaire, un SSESAD (Service de Soin et d’Education Spécialisée A Domicile) dédié à des enfants handicapés souffrant de troubles multifactoriels est créé en 1994 dans le département de la Creuse. Il se prévaut de la compétence collective à éclairer et traiter la complexité de leur problématique. L’équipe est composée d’éducatrices, d’un instituteur spécialisé, d’une logopède, d’un médecin psychiatre, d’un psychologue, d’une travailleuse sociale. Inscrite dans le tissu social, son action doit s’articuler à celle de partenaires impliqués auprès des mêmes enfants (école, consultations spécialisées, services de pédiatrie, services sociaux, services de justice, praticiens privés…). Il n’est pas toujours aisé à une équipe restreinte d’agir en cohérence, mais les difficultés sont majorées dans un ensemble multi missionné. Là se révèle une palette de freins dont pâtissent les soins à l’enfant. Ils peuvent contrarier l’intervention de certains acteurs, voire mettre en échec tout le dispositif. Comment accepter que des professionnels dont la compétence n’est pas en cause voient ainsi leur intervention pervertie ? Comment mieux travailler ensemble ? On ne nous apprend pas à faire de la clinique à plusieurs, ce que nous nommons clinique en partenariat.

Posant que la pluridisciplinarité doit être un objet d’étude spécifique, ce service s’est attelé à faire la clinique du partenariat. Il s’est associé pour cela à des groupes scolaires, à une consultation médico-psychologique et aux services sociaux. Pendant près de trente ans[3], ce collectif s’est tenu à identifier les freins au travail en équipe depuis les motifs internes jusqu’aux causes externes sans négliger les conflits interpersonnels et les rivalités entre institutions. Au fil du temps s’est constituée une boîte à outils à la disposition des équipes. Ces cinq dernières années, sous le nom de Pluriact, des pistes, au nombre de six, ont été mises à l’épreuve dans des services sanitaires (services hospitaliers), médico-sociaux (Foyer d’Adultes handicapés, CMP) et sociaux (centre de cohésion sociale municipal). Leur direction a accepté de libérer un espace-temps en marge de l’activité. Ces équipes ont ainsi pu s’engager dans un cycle de six réunions mensuelles de deux heures, chaque séance explorant une des pistes identifiées. Une septième séance avait pour but de recueillir les commentaires des participants sur le processus et d’enrichir ainsi l’outil commun.       

Ainsi revenons au vif de cette démarche rendons la parole aux professionnels, écoutons leur analyse de la difficulté à travailler ensemble, faisons notre miel de leur réflexion afin de dessiner les voies d’élaboration susceptibles d’améliorer l’acte collectif.

Les écueils  

Dans la grande majorité des services et établissements, il est déploré un manque de cohésion, source de perte de cohérence dans l’action. Il est constaté une mauvaise circulation des informations, un défaut de coordination et une difficile articulation des différentes logiques professionnelles, majorée lorsqu’elle implique des partenaires.

A la source du constat, inhérente à l’essence pluraliste du groupe : l’hétérogénéité. Toute élaboration collective doit assumer la disparité des métiers et des missions qu’elle prétend associer dans un même mouvement. Que l’on songe aux différences épistémologiques, méthodologiques, temporelles entre le médical, le psychique et le social et aux inévitables quiproquos qu’elles suscitent !

En cause la méconnaissance, légitimement incriminée comme motif majeur de dysfonctionnement. La majorité des personnels déclare peu ou mal connaitre le métier et la mission de ses collègues, à fortiori de ses partenaires : Comment comprendre le sens de la réponse apportée par un professionnel si on ignore ce qui spécifie son action ? Cette méconnaissance est nourrie d’idées fausses, de représentations erronées de certains corps de métiers et de certains services. 

Un facteur entretient les malentendus, le manque de communication. Le défaut de communication apparaît à tous les niveaux d’organisation. Les professionnels déplorent le manque d’échanges entre collègues. Ce problème est majoré par le turnover du personnel. Le déficit de coordination et de transmission sont récurrents. On note également la difficulté à avoir un langage commun, partagé et compréhensible par tous les acteurs et usagers.

Si on se connaît mal, si on se parle peu, comment établir un climat de confiance ?  La confiance s’obtient par la connaissance et la reconnaissance de l’autre aussi bien en interne que dans les relations avec d’autres services. Elle est indispensable entre collègues et partenaires. Elle suppose le respect de chacun, qui plus est la loyauté entre collègues et envers l’équipe. Peut-on entendre le point de vue d’autrui sans avoir confiance en lui ? Le manque de confiance et de loyauté peut prendre une tournure destructrice lorsqu’il s’exprime dans les rapports hiérarchiques.

L’évolution sociétale octroie de nouveaux droits à l’usager, les tutelles ne donnent cependant pas aux professionnels les moyens de les faire vivre dans le quotidien. Cette évolution de la relation professionnel-usager requiert de la disponibilité, de l’écoute, de l’échange. Les praticiens déplorent précisément un recul de la prise en compte de la personne du patient dans sa globalité. Ils n’ont plus le temps de lui permettre d’avoir un rôle actif et responsable. Ils n’ont pas davantage le temps de réfléchir aux situations critiques que ces droits entraînent.

A cela s’ajoutent les passions humaines qui troublent la vie d’un service : professionnels imbus de certitudes, figés dans la maîtrise, rivalités entre personnes, entre équipes, entre administrations, emportements passionnels, difficulté à travailler en équipe, hiérarchie verticale, non reconnaissance… En cause dans ces attitudes, le ravage généré par cette « peste, qu’est la prétention des hommes à savoir » disait Montaigne.

A ces travers bien connus de la vie en groupe s’ajoutent des facteurs exogènes inhérents aux orientations politiques et à l’évolution sociétale qui impactent fortement les missions des services.

La contrainte économique complique et pervertit l’exercice des professionnels. Elle impose de rendre compte de manière essentiellement chiffrée les accompagnements négligeant la dimension humaine de l’activité. A l’exemple douloureusement vécu de la mutation de l’hôpital en entreprise. La rentabilité prime, le patient devient un client. L’économique fixe la durée et la qualité des prises en charge. Dans le champ social, une pratique de l’immédiateté se développe au dépend du temps nécessaire à la construction du parcours des usagers. L’évolution de la société induit un changement majeur de la philosophie de l’accompagnement : dissolution d’une pensée et d’une pratique humaniste au profit d’une pensée opérationnelle et gestionnaire.

Le discours managérial impose des référentiels, des protocoles standards établis dans des bureaux d’études, éloignés du contexte du terrain qui tendent à formater le service à l’usager. Ce discours pervertit le sens premier de la mission des professionnels. Il est également constaté que le développement de l’informatique nuit à l’échange. Il conduit à une réduction des relations directes. L’essentiel devient la traçabilité aux dépens du temps passé auprès de la personne. On observe également la diffusion exponentielle d’informations accessoires mélangées aux éléments cruciaux.

Les orientations politiques de l’état sont tenues responsables des contraintes économiques et surtout de l’organisation du territoire. Les changements sont imposés par les tutelles au mépris du terrain au prix parfois d’incohérences dans leur application.

L’évolution sociétale est aussi analysée comme un critère implacable de mutation des services à la personne. Elle influe sur l’exercice professionnel, sur l’évolution de la demande. Si l’usager peut se prévaloir d’être mieux informé, plus exigeant, il devient un consommateur de services. Le soin s’offre comme un marché dans lequel les usagers viennent choisir leur article.

Comment faire face à des causes aussi disparates de dysfonctionnements ? Existe-t-il des conditions qui permettent de travailler ensemble correctement ? En d’autres termes : existe-t-il un processus qui permette de soutenir l’éthique d’un collectif et qui favorise la cohérence de son action ?

Les voies d’élaboration collective

Cet inventaire a conduit à identifier six pistes d’élaboration susceptibles d’assumer cette problématique protéiforme. Elles ont été soumises à la sagacité d’équipes du sanitaire, du médico-social, du social et du judiciaire.

1er axe : Identifier les dysfonctionnements du collectif                  

Dès lors que l’on veut réinterroger la qualité de nos rapports à l’usager et l’organisation des services qui lui sont prodigués, il est indispensable de dresser un état des lieux, un inventaire des écueils, des quiproquos, des motifs de désordre et de conflit… Ce préalable d’autoréflexion est indispensable à la prise de conscience des dysfonctionnements et à la nécessité de leur apporter un remède.

2ème axe : Qu’avons-nous à partager ? Un objectif commun

Les recherches sur le travail en équipe nous enseignent l’importance de ce qui fonde la qualité de la dynamique d’un groupe : un objectif partagé dont chacun a un sens aigu. Plus ce sens est reconnu comme essentiel, voire vital, plus il est fédérateur et mobilisateur. Un collectif est lié par un objectif qui fait sens pour chacun et pour tous.

3ème axe : Permettre à l’usager d’être acteur de son parcours

L’usager est au centre d’un réseau d’intervenants. Il occupe cette position complexe d’être l’objet de soins divers. Naguère considéré comme un simple receveur de services, l’usager tend à occuper une position active et responsable. Est-il si simple de permettre à celui qui est, par définition, en situation vulnérable, d’avoir un avis éclairé face au savoir des experts et à la complexité technique des interventions ?

4ème axe : Se connaitre, se reconnaitre, être reconnu. La reconnaissance mutuelle

L’inventaire des écueils du travail-ensemble met en relief l’échec de la communication. Chacun parle d’une place singulière en raison du statut qu’il a, de la fonction qu’il occupe, tributaire de la mission et de la méthode de l’équipe qu’il représente : des places et des fonctions qui ne sont pas toujours clairement identifiées et qui occasionnent des confusions. Un travail de reconnaissance mutuelle s’impose.         

5ème axe : Les modalités de l’échange. Comment travailler ensemble ?

Les échanges entre professionnels peuvent facilement favoriser la confusion en raison de la complexité que la pluridisciplinarité embrasse. Comment permettre à chaque protagoniste d’exposer clairement son diagnostic et de pouvoir à son tour écouter pleinement celui de son partenaire ? Comment permettre à chaque spécialiste, cantonné à son expertise, de réellement prendre en compte une autre logique ?     

6ème axe : réguler les passions humaines. La réflexivité

La complexité pluridisciplinaire ne peut espérer tendre vers une élaboration cohérente que dans une constante mise à distance des actions des divers protagonistes et de leurs interactions. Comment instruire les différents témoignages afin de tendre vers une vision panoramique ? Comment d’autre part soutenir des échanges humains dans les meilleures conditions éthiques possibles ? La réflexivité s’offre comme un outil indispensable de régulation.  

Une construction collective permanente   

Oui, il existe bien des conditions qui permettent de mieux travailler ensemble. Tel est l’enseignement de ce parcours vécu par des équipes pluridisciplinaires variées dans le cadre de la démarche expérimentale présentée plus haut. Le processus éprouvé par les professionnels atteste sa pertinence : une réelle aptitude à dépasser les obstacles, à assumer les différences, à favoriser la maturité d’un groupe et stimuler sa créativité. Elle a cependant également mis en relief les conditions exigeantes de sa réalisation et ses limites.   

En rendant la parole aux professionnels, dans un espace sans enjeu, soustrait aux impératifs institutionnels et à la constante recherche d’efficacité, cette démarche a ouvert un espace hors du temps, un temps de pause dégagé des contraintes quotidiennes.

Elle a permis de suspendre l’action pour penser et réinterroger la pratique, de projeter son exercice personnel dans un ensemble d’interdépendance. Le quotidien oblige les professionnels à se côtoyer, sans vraiment se connaître avec des a priori sur les institutions, des représentations erronées des services… Au nombre des effets observés les plus significatifs, cette démarche a permis de changer le regard porté à ses collègues et à ses partenaires et susciter le désir d’aller vers eux. Elle a étonnement réveillé le cœur du métier, le sens de la vocation : « Pourquoi sommes-nous là et pour qui ? ». Elle a animé le plaisir professionnel et sa créativité. Les personnels se sont réapproprié leur culture professionnelle et institutionnelle ensevelie sous les impératifs gestionnaires. S’il ne change pas le contexte où prévaut la politique du chiffre et la performance, le processus permet de ne pas s’y perdre en affirmant une vigilance à l’humanité inhérente aux métiers d’aide à la personne.

Cette démarche trouve deux applications. Elle s’offre à revitaliser une institution victime du quotidien en réinterrogeant son fonctionnement. Elle peut aussi viser à la réappropriation du projet institutionnel par les personnels. Certains la conçoivent également comme la construction d’un socle commun, le point de départ d’une démarche. Dans ce sens elle peut être l’outil de création d’un partenariat ou le moyen d’élaboration d’un projet de service.

Cependant, l’expérience a montré ses limites, elle requiert des conditions exigeantes : la volonté d’une direction, l’assentiment des chefs de services et l’engagement des professionnels, une adhésion partagée à revisiter les fondements de la mission de l’institution et l’œuvre collective. Hors de cette volonté d’engager une réflexion commune, le processus avorte. L’expérience a situé le chemin que chacun et tous doivent épouser pour partager un espace pensant et agissant : celui qui conduit de l’identité à l’altérité. L’altérité, cette capacité à s’extraire de soi, de ce qui nous a constitués, pour reconnaitre l’autre et accepter sa différence. L’altérité professionnelle, pour sortir de nos certitudes, de la logique du savoir que notre formation a imprimé : dépasser les vérités d’une culture mono disciplinaire pour s’ouvrir à la complexité pluraliste. Ce mouvement émancipateur trouve naturellement sa meilleure expression dans les institutions de type collégial favorisant la confiance, la liberté et la sécurité. Faire équipe c’est tendre vers un équilibre individuel et collectif que l’on n’atteint jamais définitivement. Faire équipe n’est jamais acquis, c’est un questionnement inlassable sur ce qui fait lien entre humains.                                                  


[1] Alain Depaulis, psychologue clinicien et psychanalyste, a animé des équipes de Centre Médico-Psycho-Pédagogique et d’Institut Médico-Educatif. En 1994, il est cofondateur et animateur d’un SESSAD initiant un diagnostic partagé, associant l’enfant et ses parents. En 2016, il crée avec le Pr Jean Navarro, Alain Molas et quelques collègues le collectif Pluriact sous la présidence d’honneur du regretté Axel Kahn et d’Edgar Morin. www.pluriact.fr

[2] Guide pédagogique de l’OMS pour la sécurité des patients : édition multiprofessionnelle. (Patient Safety Curriculum Guide – Multiprofessionnal Edition, OMS, 2011) Partie B, module 4, Être un membre efficace en équipe, p.133.

[3] DEPAULIS A., NAVARRO J., CERVERA G., Travailler ensemble, un défi pour le médico-social, complexité et altérité, Toulouse, Eres, 2013 ; DEPAULIS A., MOLAS A., NAVARRO J., L’agir pluridisciplinaire, Ethique et réflexivité, Paris, L’Harmattan, 2020.