Vers un abord pluridisciplinaire du corps de souffrance

Professeur Jean NAVARRO

Présentation : Docteur Mustafa LAYADI

Tout d’abord je tiens à remercier les organisateurs de me faire l’honneur de participer à cette journée d’étude sur la démarche diagnostique dans le champ médico-social. Je remercie tout particulièrement le docteur Liliane ROBERT, Présidente de l’association départementale de l’APAJH et Monsieur DEPAULIS pour leur engagement et pour avoir su relancer le débat sur la pratique collective dans le champ médico-social.

Le sujet de cette table ronde ‘’Neurosciences et psychanalyse’’ n’a cessé d’alimenter les débats depuis plusieurs années. Cette bataille d’idées a depuis longtemps été nourrie de polémiques d’ordres sociaux, idéologiques. Heureusement ces dernières années ces débats ont évolués puisqu’on assiste a un rapprochement entre psychanalyse et neurosciences sur la base de données nouvelles de la connaissance des mécanismes neuro-biologiques et sur cela bien sûr grâce aux progrès importants dans les domaines de ma biologie moléculaire, de la génétique et de l’imagerie fonctionnelle. Certains parlent actuellement d’ouvertures réciproques, d’autres de complémentarité des approches. Ce qui est important, c’est que les concepts d’un domaine puissent fertiliser les concepts et les réflexions de l’autre. Et cela profite aux cliniciens que nous sommes dans leur quête d’une approche multidisciplinaire et profite surtout aux patients qui bénéficient d’une approche beaucoup plus globale et beaucoup plus humaine.

Nous avons l’immense honneur d’avoir parmi nous le Professeur Jean NAVARRO, pédiatre, ancien chef de service à l’Hôpital Robert DEBRE à l’Assistance Publique à Paris, ancien directeur de la politique médicale de l’APHP, actuellement président du Canceropôle d’Île de France. Ces nombreux ouvrages restent une référence pour nous médecins pédiatres mais aussi pour tous les médecins. Le professeur Jean NAVARRO va nous parler des neurosciences et de l’inconscient. Je vous laisserais la parole mais avant cela je voudrais accueillir les collègues qui sont autour de cette table.

Madame le Docteur Fabienne SOUCHAUD qui est pédo-psychiatre, directeur médicale d’un CAMSP en Haute-Vienne, responsable d’une unité d’hospitalisation mére-bébé. Sensible à la cause des bébés et à la précarité, elle a édité un CD-Rom que je conseille à tout le monde, pour aider au dépistage de la souffrance psychique du nourrisson et à la mise en place des actions de prévention et de soutien le plus précocement possible.

Madame le Docteur Nathalie BLANC, neuro-pédiatre, est directrice médicale du CAMSP du CHU de Clermont Ferrand. Elle est une des collaboratrices du Professeur TANGUY dans le service de neuro-génétique.

Monsieur le Docteur Michel HABRIAS est chef de service et responsable du pôle gérontologie de l’Hôpital de Bourganeuf. Il a une formation de psychiatre, il est une référence régionale voire nationale dans la coordination gérontologique et l’approche pluridisciplinaire médico-sociale de la personne âgée.

Je vous propose d’écouter le Professeur NAVARRO et nous ouvrirons le débat à partir des éléments qu’il va nous donner.

Exposé du Professeur Jean NAVARRO

Merci à tous.

Je voudrai dire tout d’abord que le titre de ma communication m’effraie un peu parce que je ne suis pas neuro-psychiatre, comme vous l’avez compris, ni neurologue, je suis pédiatre, je ne renonce pas à mon titre d’origine, et je me lance là dans un sujet pour le moins difficile. Je voudrai dire aussi que je dois beaucoup à Alain DEPAULIS parce que la relation d’amitié que nous avons, nous a amené à une relation professionnelle de grande qualité, qui m’a permis de m’initier au fonctionnement de l’IME et d’assister à des séances passionnantes. On a parlé de ces réunions qui ne sont pas des synthèses, mais des analyses de situation, on y reviendra… elles me sont apparues très enrichissantes.

Et puis récemment, dans une vision très différente, dans mes fonctions à la Direction de la Politique Médicale à l’Assistance Publique, j’ai eu l’occasion de rencontrer des psychiatres et des neurologues et j’ai pu voir s’établir un langage commun. Etant donné ce que nous étions entrain d’entamer Alain et moi, il y a eu un phénomène de résonnance, je vais essayer de partager avec vous cette expérience un peu particulière.

Alors ça veut dire quoi ? Ca veut dire que les progrès des neurosciences effectivement vont permettre, dès maintenant de balayer l’antinomie, les batailles entre le fait psy et le fait biologique, entre les sciences dures, on l’a dit, et les sciences molles, la psychiatrie, la psychologie de façon générale. Je voudrai aussi rendre hommage au Professeur CHANGEUX qui exerçait encore récemment sa tutelle extrêmement positive et même audacieuse parce qu’il avait déjà finalement un souci de réconciliation de ces domaines au Collège de France. Et je voudrai aussi remercier Jean-Pierre CORVOL qui est l’actuel Directeur du Collège de France, parce qu’il m’a permis d’avoir le bonheur de prendre contact avec Monsieur Pierre MAGISTRETI qui associé à François ANSERMET est l’auteur d’un livre, A chacun son cerveau,1 un livre remarquable parce que c’est justement un livre issu de la collaboration d’un neurobiologiste et d’un pédopsychiatre, avec des bases expérimentales et scientifiques très rigoureuses qui a permis de faire une synthèse dont je me suis beaucoup inspiré.

L’idée conductrice de cet ouvrage est de développer ‘’un nouveau paradigme pour penser le lien entre fait psychique et fait biologique’’. Dans cet esprit nous souhaitons démontrer le caractère réducteur et l’inefficacité de l’opposition entre neurosciences et psychanalyse, entre étiologie organique et étiologie psychique des troubles mentaux. C’est toujours dans cette perspective qu’avec Alain DEPAULIS nous avons entamé une démarche diagnostique, perspective qui nous a conduis à définir un diagnostic en extension qui intègre un processus partagé, pluridisciplinaire mis au service de la personne handicapée.

I.Les progrès des neurosciences. Données actualisées. Place de l’inconscient.

Il faut d’abord intégrer une notion qui est devenue extrêmement importante, celle de plasticité neuronale, c’est-à-dire l’adaptation du cerveau : comment fonctionne le cerveau, comment nous mémorisons les expériences, comment nous engageons petit à petit des processus qui nous permettent de développer notre intelligence et qui vont également nous permettre d’engager, d’enrichir notre mémoire inconsciente, d’enfouir certaines expériences à l’origine de nos fantasmes… C’est en cela que nous assistons à la rencontre des neurosciences et de la psychanalyse.

Pour cela, il nous faut plonger un petit peu dans des notions anatomiques et neurobiologiques complexes. Un certain nombre de chiffres sont impressionnants quand on évalue que notre cerveau possède environ cent milliard de neurones et que chaque neurone s’articule à d’autres en environ dix mille synapses ce qui aboutit à un système réticulaire d’un million de milliards de points de contact pour transmettre l’information et c’est cette formidable machinerie qui va être mise en branle.

On évalue à 10% les connexions synaptiques présentes à la naissance, le développement et l’établissement de nouvelles connexions dépendant des expériences vécues, de l’apprentissage, des conditions environnementales globales mais bien sûr aussi sociétales et familiales dont l’inconscient est le réceptacle le plus complexe. C’est la fonction de synaptogénèse qui est le modulateur essentiel de la plasticité cérébrale. Par les synapses communiquent les neurones avec une activité présynaptique et postsynaptique très spécifique. On peut maintenant par l’analyse neuro-anatomique, mais surtout in vivo par l’IRM, mettre en évidence l’augmentation d’épaisseur du cerveau, le nombre d’axones, la taille des neurones, l’arborisation de plus en plus complexe.

L’excitation neuronale passe par la stimulation de neurotransmetteurs dont les plus importants sont le glutamate, qui augmente l’excitabilité neuronale et l’acide gamma aminobutyrique (GABA) qui diminue l’excitation cérébrale. Par la multiplication et le remodelage des connexions synaptiques passent mémoire et apprentissage des perceptions conscientes (traces). A côté de la mémoire consciente qui comprend l’inscription de règles et de gestes simples : mesures procédurales éventuellement influencées par la culture, à distinguer de l’inconscient qui associe une série de traces et d’associations, singulières, non immédiatement accessibles à la conscience, ‘’inconscient structuré comme un langage’’, (LACAN) mais qui peuvent resurgir à l’occasion de rêves, de lapsus, d’oublis, d’actes manqués et bien sûr sous l’effet d’une psychanalyse.

Comment disparait la trace de l’expérience initiale, sous forme d’une véritable réinscription avec des remaniements associatifs et in fine un phénomène de fusion, de déformation, de falsification, de fantasme qui inscrit par les traces accumulées une nouvelle expérience psychique avec perte de l’expérience initiale. On peut schématiser cette transformation de la façon suivante qui dès lors démontre la convergence des concepts :

expérience  perception  trace synaptique (neurobiologie)

expérience  perception  signifiant (Lacan)

soit : signifié  signifiant

Par fusion des traces issues de réalités externes apparaît donc une réalité interne vécue comme une nouvelle expérience, fondamentalement ‘’inreconnaissable’’ (Freud). Ainsi se trouve accompli ce qu’entendait Freud lorsqu’il énonçait que ‘’les insuffisances de notre description s’effaceraient sans doute si nous pouvions mettre en œuvre à la place des termes psychologiques, des termes physiologiques ou chimiques’’.

II. Quelques exemples de données récentes de la neurobiologie dans le handicap mental.

a.L’autisme infantile et le syndrome d’Asperger

L’étude génétique montre que le risque d’apparition d’un autisme est d’environ 4,5% dans la fratrie en général, de 0 à 6%, selon les études chez les jumeaux dizygotes alors qu’il peut atteindre 90% chez les jumeaux monozygotes, confirmant donc l’héritabilité supérieure à 90%. Dès lors les stratégies génétiques nouvelles ont été mises en train : étude de liaison, étude d’associations, recherche de mutations. Assez rapidement dans l’autisme non syndromique le criblage des gènes candidats s’est avéré très productif. C’est ainsi que les chercheurs ont pu établir des anomalies des neuroligines. Protéines de la synaptogénèse et plus particulièrement de NLGN3et de NLGN4. On a même pu démontrer que les mutations NLGN3/4 réduisaient la synaptogénèse. Ainsi on faisait la preuve que les mutations fonctionnelles étaient associées à l’autisme et induisaient un phénotype cellulaire responsable de la perte de l’activité de stimulation et de la différenciation présynaptique apportant la preuve directe d’une association de l’autisme à des anomalies de la circuiterie neuronale. Néanmoins de nombreuses questions restent posées : en effet les mutations des neuroligines sont très rares, même si elles apparaissent spécifiques quant à l’association à l’autisme.

La découverte d’anomalies d’autres protéines associées aux neuroligines en l’occurrence SHANK3, (Equipe de T. Bourgeron, Institut Pasteur), jouant un rôle clef dans l’échafaudage synaptique étaient également associés à des troubles du spectre autistique, semblait illustrer de façon brillante cette voie, mais là aussi sa rareté malgré son apparente spécificité soulève beaucoup de questions impliquant une étude pilote exhaustive avec des études génoniques et protéomiques à grande échelle (M.Leboyer)

Enfin l’identification chez certains autistes d’anomalies de la mélatonine montre que les seules anomalies de la synaptogénèse ne sont pas exclusives même si le rôle de la mélatonine à côté de son implication dans la régulation du sommeil demeure encore inconnu pour tout ce qui touche au fonctionnement neuronal.

b. Le syndrome de l’X fragile

Le syndrome de l’X fragile est à l’origine d’un certain nombre de cas d’handicap mental, de profondeur d’ailleurs variable. Il est lié à une mutation, comportant une cassure de l’extrémité du chromosome X. Il s’exprime chez tous les garçons porteurs de l’anomalie (outre le retard mental, un faciès particulier et à l’âge adulte une augmentation du volume testiculaire) et sous forme moins prononcée chez 50% des filles. Une équipe française (Professeur Mandel, Strasbourg, 1991) a mis en évidence une anomalie du gène FMR1 (FMR fragile mental retardation) codant FMRP, qui en excès ne joue pas son rôle de frein vis-à-vis d’un récepteur au glutamate, illustration du rôle d’un environnement synaptique mal régulé.

c. Les troubles bipolaires.

Les troubles bipolaires sont également l’objet d’études biologiques, en particulier concernant des gènes codant pour la tyrosine hydroxylase. On a pu démontrer (Bellivier) une fréquence anormale des conduites suicidaires en rapport avec le gène codant la tyrosine hydroxylase. Mais cette constatation neurobiologique n’est pas exclusive et on a pu démontrer une interaction entre des facteurs de vulnérabilité génétique et des traumatismes psychiques dans l’enfance. Enfin on dispose d’études nouvelles en imagerie fonctionnelle qui explorent les anomalies cognitives de ces patients et contribueront certainement à une meilleure analyse de ces phénomènes.

d. La schizophrénie.

Dans la schizophrénie on a mis en évidence des anomalies du gène de la catéchol o méthylferase. En IRM on a pu mettre en évidence (Professeur Dehaene CEA, INSERM) des défauts du cortex cingulaire et du réseau cortex préfrontal thalamus, hippocampe avec des anomalies de la substance blanche, et plus particulièrement des faisceaux associatifs transcorticaux. Mais à côté de ces anomalies neurobiologiques, des auteurs israéliens ont très récemment démontré le rôle du stress psychique des mères enceintes dans le déterminisme de la schizophrénie chez leurs enfants.

e. La trisomie 21.

Que dire enfin de l’expression phénotypique de la trisomie 21. On sait le degré variable du retard mental chez les trisomiques : il peut être lié à un effet dosage rendant la surexpression génétique complexe et dès lors différente selon les sujets. En imagerie (TEP SCAN) les anomalies des connexions fonctionnelles sont plus ou moins marquées, mais les constations neurobiologiques ne s’opposent pas à l’influence de l’environnement familial, au rôle essentiel de l’éducation, de la stimulation et de la psychothérapie !

III. Conclusion. Quelques remarques sur la relation médecin-malade et l’intégration de la médecine dans le prise en charge du handicap.

Les progrès de la médecine ont abouti à une technicité de plus en plus grande et à la tentation de considérer le malade comme objet de science amenant à la disparition du dialogue singulier médecin-malade et de fait à une déshumanisation de cette relation.

Les effets pervers de la publicité industrielle ont été également soulignés en particulier dans la prescription abusive d’antidépresseurs et de psychostimulants (Zarifian2). Heureusement des campagnes se sont développées en Europe et particulier en Grande Bretagne en faveur d’une prise en charge psychothérapique au détriment ou plus simplement en complément des médicaments antidépresseurs, le phénomène s’étend maintenant à la France.

Depuis quelques années un enseignement d’Ethique et de psychologie est proposé aux étudiants en médecine, des règles sont énoncées concernant les consultations dites d’annonce (on sait le rôle dévastateur de l’annonce brutale et parfois abusive – parce que gratuitement anticipatrice – d’un retard mental) en évitant ‘’la violence du dire’’3

Lacan a résumé la situation en disant que le malade venait demander au médecin de l’authentifier comme malade et de le préserver dans sa maladie. En fait le médecin ne doit pas tomber dans le piège, un abord plus global et multidisciplinaire est nécessaire pour éviter des catégorisations définitives, des prises en charges trop exclusives et dès lors moins efficaces, si ce n’est complètement inefficaces (L. Israël4, Le médecin face au désir.). Psy et médecins doivent s’engager dans une offre partagée de subjectivation (B. Latour). Psychologues, psychiatres et psychanalystes doivent avec les médecins, les autres soignants, les travailleurs sociaux apprendre à se connaître, à s’éclairer mutuellement pour une compréhension partagée de leurs patients et pour développer ensemble une stratégie commune efficace.

1 ANSERMET François & MAGISTRETTI Pierre, A chacun son cerveau, Plasticité neuronale et inconscient, Odile Jacob, Paris, 2004

2 ZARIFIAN Edouard, Des paradis plein la tête, Odile Jacob, Paris, 1998

37ème colloque médecine et psychanalyse, Violence de l’annonce, violence du dire, Etudes freudiennes, 2005

4 ISRAËL Lucien, Le médecin face au désir, Arcanes, Erès, 2007