Charlotte DORIN : Les Leviers de la transdisciplinarité

Charlotte Dorin

Les leviers de la transdisciplinarité

                                      Avec l’aimable autorisation de Madame Charlotte DORIN

 

Texte extrait de son Diplôme de Manager d’établissements à vocation sociale et culturelle CESTES/CNAM PARIS  Promotion 25 :

                                     Pratique de l’interconnaissance. Reconnaissance. 

            À la source de la transdisciplinarité dans les établissements médico-sociaux. 

Sous la direction de Christèle Durocher 2 novembre 2017

 

 

 

 

Introduction générale

Le point de départ de ce travail de recherche est ma notice de parcours. Elaborée à partir de mon autobiographie raisonnée, elle m’a permis de dégager plusieurs fils conducteurs :

  • l’intérêt pour l’altérité, le non-familier, l’accompagnement des personnes en situation de vulnérabilité ;
  • le collectif, le fait de lier, de transmettre ;
  • mon engagement, ma vocation à être dans la justesse, la mienne et celle des autres, en gardant ma capacité de curiosité et d’émerveillement.

Hétérogénéité, prise en compte de l’intégrité de chacun, lien et circulation… notions centrales de mon cheminement, ont continué de m’accompagner dans ce mémoire.

Directrice adjointe depuis 2009 d’un établissement médico-social regroupant un ESAT (Etablissement et Service d’Aide par le Travail), un FH (Foyer d’Hébergement), un FV (Foyer de Vie), un SAVS (Service d’Aide à la Vie Sociale) et une SSO (Section Semi-Occupationnelle), j’ai auparavant été psychologue pendant 8 ans en ESAT, en IME (Institut Médico-Educatif), en FV et en FAM (Foyer d’Accueil Médicalisé).

Assez naturellement, lors des premières semaines de formation au CESTES (Centre d’économie sociale), j’ai formalisé le constat d’un collectif difficile à bâtir et des liens fragiles entre les professionnels du secteur médico-social. En même temps, je posais le postulat qu’une pensée plurielle construite à partir de différentes disciplines pouvait favoriser un accompagnement de qualité vers une position de sujet, vers une singularité des personnes vulnérables.

En effet, mes expériences passées en tant que psychologue m’ont permis de revenir sur différents aspects :

Lors des réunions d’équipe, de projet avec les ES (Educateur Spécialisé), ME (Moniteur Educateur), AS (Aide-Soignant), AMP (Aide-Médico-Psychologique), art-thérapeutes, orthophoniste, infirmières… je me souviens d’un partage difficile. J’avais souvent le sentiment que ma mission en tant que psychologue, était de faciliter le dialogue, d’aider chacun à entendre l’autre, d’apaiser un climat parfois houleux. Régulièrement, je me sentais seule à assumer cette tâche, je regrettais l’absence d’intervention des chefs de service et directeurs adjoints. Avec le temps, j’ai observé malgré tout, des réunions plus fluides et plus constructives.

Dans ces différentes structures, j’ai soutenu la création d’équipes « soin » : nous nous retrouvions autour des projets de soin des personnes. Cela m’a permis de découvrir en détails certains métiers : kinésithérapeute, psychomotricienne, musicothérapeute, art-thérapeute, infirmière… Très rapidement, le partage et l’articulation ont été possibles, avec du plaisir dans le travail. Et ce fut pour ces professionnels jusque-là assez isolés dans leur pratique, l’occasion de se sentir appartenir à un collectif.

En tant que directrice adjointe, j’ai vite retrouvé cette dureté dans les relations entre les professionnels, les mêmes difficultés rencontrées auparavant. Dans cette structure aussi, la rivalité est latente, les craintes, les reproches, les plaintes concernant le travail de l’autre : celui de l’autre service, celui avec un métier différent, sont très courants, parfois même, sur un mode agressif. Je tente de temporiser, d’instituer des espaces/temps de rencontres, d’échanges. Je plaide pour la circulation informelle dans l’institution. Les réunions de projet individuel fonctionnent de manière assez constructive : je fais « glisser » la parole d’un professionnel à un autre, je porte de l’intérêt aux idées et observations de chacun, j’aide à la mise en lien. Nous parvenons à une pratique d’écoute et de prise en compte de l’expression des personnes accompagnées, des partenaires extérieurs, des familles, et de chacun des professionnels.

Mais, les résistances perdurent, des « mots durs » sur le travail de son voisin continuent d’être prononcés et l’articulation des disciplines n’est pas optimale.

Mon interrogation reste entière : pourquoi existe-t-il tant de difficultés à partager, à dialoguer, voire à s’entendre jusqu’à se demander si les professionnels parlent la même langue ? Le sociologue Jacques Ion écrit en ce sens : « Les professionnels du travail social n’ont en effet pas sécrété eux-mêmes le système de référence qui donnerait pertinence et sens aux activités qu’ils déploient. Ils agissent avec des savoirs qu’ils n’ont pas produits directement et dont ils ne maîtrisent souvent que des fragments : le travail social est tributaire des sciences humaines et sociales. Les connaissances qui organisent les pratiques constituent une sorte de puzzle fabriqué à partir de morceaux de savoirs reconnus comme la psychologie, la sociologie, l’économie, l’anthropologie, la psychanalyse. »[1]

A partir de ces nombreux constats, de ces expériences, j’ai pu formuler une question de départ :

Sur quoi repose le travail disciplinaire et que produit-il pour les professionnels, les personnes accompagnées et les établissements médico-sociaux ?

Un travail d’exploration théorique et de terrain m’a permis de cheminer dans cette réflexion.

Revenant sur l’histoire du champ du médico-social, j’ai pu identifier et m’interroger sur les arrivées progressives des différents professions et métiers du secteur au fil des années. Comment cela a-t-il influencé les liens entre professionnels ? Chacun a-t-il pu trouver sa place dans ces organisations changeantes ? Ces métiers et professions sont apparus au fur et à mesure de nouveaux besoins d’accompagnement exprimés par les personnes vulnérables, prenant ainsi en compte les complexités et les spécificités des problématiques. Les disciplines se sont juxtaposées les unes aux autres sans que ne soient pensées leur articulation, leur complémentarité, sans que ne soit soutenu leur dialogue.

Les entretiens exploratoires (réalisés auprès de cadres d’établissements médico-sociaux et de professionnels de mon institution) m’ont permis d’avancer dans mes questions ; les 8 personnes interrogées s’accordent à dire que le partage, l’échange, le « croisement » sont indispensables pour mener à bien les missions confiées aux professionnels du secteur médico-social. Elles identifient les instances formelles, favorisant la mise en œuvre d’un « travailler ensemble » (les réunions, les projets individuels) et évoquent de manière récurrente les espaces/temps informels permettant la rencontre de l’autre et les échanges. Par exemple, Mme DE s’exprime ainsi : « Les rencontres, les réunions, les réflexions communes, on réfléchit ensemble sur une notion… comme on a fait finalement ici, c’était très intéressant, où on a réfléchi sur des notions… sur nos valeurs communes, sur comment on envisage les accompagnements… sur ce qui nous paraît complètement invraisemblable, sur ce qu’on ne veut jamais voir, sur ce à quoi on doit être vigilants. Toutes ces réflexions qu’on a ensemble, finalement, du coup, après, on les porte ensemble, on se met d’accord, je trouve que ça aide pour le partage et le travail en équipe. Les réunions officialisent beaucoup les choses ».

Les notions d’identité professionnelle et de valorisation des compétences ressortent de plusieurs entretiens : M. AB nous dit au sujet de la pluridisciplinarité : « Ça m’évoque l’identité au niveau des métiers ; la valorisation de cette identité, de ses compétences et puis permettre leur complémentarité, leur mélange, leur rencontre. Ça permet d’avoir des approches le plus complémentaires possible sur des situations qui sont maintenant complexes et qui demandent quand même à avoir des ressources assez importantes ».

En lien avec ce thème, la question de la reconnaissance émerge également dans les propos de M. BC : « Et travailler ensemble, c’est d’abord se reconnaître entre soi, personne de mêmes compétences, ça unifie, on se rassemble quand même autour de choses communes. Et du coup, profiter des compétences des autres professions. S’adresser à eux en tant que professionnel ayant ces compétences-là », ou dans ceux de Mme CD : « On a tous besoin de reconnaissance dans le travail, c’est une évidence, mais voilà, quand on est dans la quête de la reconnaissance de son travail et que cette quête passe par une comparaison permanente avec ce que fait l’autre, on n’y arrive pas. »

Dans le même temps, mes lectures m’ont permis de revenir sur différents concepts :

Je me suis intéressée aux travaux de la sociologue Florence Osty pour qui le métier produit trois dynamiques : « la première prend racine dans la construction des savoirs pratiques en compétences durables (…). La deuxième dynamique sociale associée au métier, rejoint la question fondamentale de l’expérience subjective d’un travail à soi, qui conduise à une identité professionnelle valorisante. (…). La troisième (…) conduit à de l’accord autour de règles opératoires. »[2] Elle retient la thèse suivante : les entreprises qui prennent appui sur une réelle considération des métiers parviennent à construire une légitimité collective. Il m’a semblé tout à fait intéressant de questionner cela dans le contexte particulier du secteur médico-social.

Je me suis ainsi documentée sur les concepts d’identité professionnelle, de légitimité et de reconnaissance. L’identité professionnelle, on le verra, se construit de manière intériorisée mais aussi dans un lien à autrui, au regard d’autrui et même à la reconnaissance d’autrui. Chaque personne ressent le besoin d’être reconnue comme un sujet singulier. La reconnaissance garantit la réalisation de soi et cela n’échappe pas au contexte du travail. De nombreux auteurs s’accordent sur l’indispensable attention portée à la valorisation des identités professionnelles et à la reconnaissance de chacun. Ces éléments sont constitutifs d’une organisation institutionnelle et sont des prérequis à la mise en œuvre d’une mission dans le lien, dans l’articulation, dans la prise en compte de l’autre dans sa différence.

 Par ailleurs, ce sujet d’étude nécessitait de définir la notion d’accompagnement et le postulat d’un cheminement vers une singularité des personnes vulnérables. J’ai ensuite choisi d’orienter mon travail de recherche sur la transdisciplinarité dans les établissements médico-sociaux : me basant sur les travaux du philosophe Jean-Paul Resweber, pour qui la transdisciplinarité « a pour effet de remanier le cadre et de revitaliser le champ, mais aussi de créer des « lieux communs », constitués de méta-concepts de référence. (…) Il faut aussi que cette démarche soit partagée par d’autres disciplines, pour que ces lieux communs finissent par se stabiliser. » [3] Pour lui, la transdisciplinarité se construit en prenant appui sur les connaissances et savoirs des disciplines ainsi que sur les connaissances qui sont re-questionnées.

Au regard de ces éléments de terrain et théoriques, j’ai développé l’hypothèse suivante :

La transdisciplinarité existe dans les établissements médico-sociaux mais elle se met difficilement en œuvre. Or, elle garantit une qualité d’accompagnement et renforce la légitimité de chacun des professionnels. Elle est conditionnée par la connaissance et la reconnaissance mutuelles.

Dans ce mémoire de recherche-action, je propose un diagnostic et une analyse de la transdisciplinarité dans les établissements médico-sociaux aujourd’hui. Avec un éclairage sociologique, je reviendrai sur les différents concepts et notions précités puis présenterai la méthodologie de ma recherche. Dans un troisième temps, j’analyserai les éléments recueillis dans le cadre de mon enquête. Enfin, j’exposerai la démarche-action émanant de ce travail.

 Ci-dessous, extrait de la troisième partie : ‘’Enquête’’

Enquête

Introduction

L’hypothèse de cette recherche repose sur l’idée que la transdisciplinarité favorise la qualité de l’accompagnement proposé. A travers la pluralité de métiers présents dans les institutions, comment favoriser une reconnaissance singulière de chacune des personnes accompagnées et le développement de son cheminement propre, de la manière la plus épanouissante possible ?

Jean-Pierre Miramon nous rappelle que dans le secteur médico-social, « il existe une relation directe entre le mode de management vis-à-vis des salariés et la relation que ces mêmes salariés auront vis-à-vis des personnes accueillies (…). C’est l’humain qui produit la qualité à condition qu’il soit reconnu, accompagné, valorisé. » [4]

La richesse de la matière recueillie lors des entretiens offre une analyse de ce qui se joue dans les institutions entre les pratiques des différents professionnels, l’influence du cadre et des managers et de mettre en évidence un certain nombre d’éléments devenant incontournables à la transdisciplinarité.

 Après avoir abordé dans une première partie la manière dont est perçue et définie la transdisciplinarité par les cadres, professionnels, personnes accompagnées et familles. Avoir observé dans un second temps les effets de la transdisciplinarité, l’auteure étudie les leviers pour cette pratique et enfin les freins qui opèrent.

En conclusion, l’auteure est en mesure de de valider ou d’invalider mon hypothèse.

Nous présentons comme extrait de cette partie le chapitre Les leviers de la transdisciplinarité.  

 

    I.        Les leviers à la transdisciplinarité

Dans une institution, différents moyens peuvent contribuer à la transdisciplinarité et on va le voir, la mission du manager est ici fondamentale. Je propose d’aborder ce point selon deux angles interdépendants : l’organisation du travail et les supports et outils qui s’y rapportent.

a-  L’organisation du travail

1.    La clarification des identités professionnelles

4 des 5 cadres font référence aux identités professionnelles et à la nécessité de générer une structuration, une clarification des places, des postures de chacun des professionnels.

Mme A nous dit par exemple : « Chaque profession a ses valeurs, a son éthique, a sa déontologie (…), je pense que c’est quand même important que chacun garde justement son identité professionnelle et c’est ça qui est compliqué : comment aller vers l’autre tout en gardant finalement ma propre identité professionnelle ? Je crois que travailler ensemble, c’est pas abandonner ses valeurs, abandonner son identité professionnelle. Mais c’est plutôt se dire, qu’est-ce que je peux apporter de ma place avec mes propres raisonnements, mes propres façons de penser ? Qu’est-ce que je peux apporter ? (…) Parce que justement, le fait d’avoir chacun son identité professionnelle ou sa culture professionnelle, ça met des garde-fou quelque part et c’est garant d’un accompagnement ajusté je vais dire. »

On entend là le lien avec les propos de Jacques Ion : « L’identité professionnelle, c’est ce qui permet aux membres d’une même profession de se reconnaître eux-mêmes comme tels et de faire reconnaître leur spécificité à l’extérieur. Elle suppose donc un double travail d’unification interne d’une part, de reconnaissance externe d’autre part. » [5]

7 professionnels sur 14 évoquent cette question de place bien dessinée, d’identité professionnelle clarifiée pour chacun comme par exemple M. J : « Le fait aussi de bien savoir pourquoi on vient bosser. C’est-à-dire, quel est in fine notre mission. » Ou Mme S : « Là ce qui est intéressant, c’est que j’agis en qualité d’éducateur spécialisé mais avec le savoir-faire de mes collègues qu’on peut utiliser, et utiliser à escient, on ne va pas interférer les uns aux autres par rapport à nos compétences. »

L’identité est au cœur des interactions ; elle se construit à la croisée du regard de l’autre, de l’intériorisation des expériences et du vécu par rapport au groupe ; et tout ce processus doit prendre sens pour la personne. Pour un manager, favoriser le développement des identités professionnelles, c’est donc insuffler cette dynamique, cette articulation pour l’ensemble des professionnels. Cela passe par des outils, des instances, des supports (les entretiens d’activités, les réunions avec des places reconnues, les fiches de poste…) élaborés collectivement et une mise en exergue du sens dans lequel ces identités s’inscrivent.

Alain Depaulis appuie très nettement sur cette question : pour lui, « il est donc indispensable d’avoir à l’esprit ce qui nous distingue, de clairement poser le sens de chaque service, ce qui fonde son existence dans la société en quelque sorte, sa raison sociale, mais aussi ce qui la singularise par son histoire et sa culture institutionnelle propre. » [6] Sur ce point, il évoque la nécessité d’une clarté identitaire en ce qui concerne des services d’accompagnement médico-social mais il me semble que l’on peut tout à fait transposer cela aux professionnels dans leur individualité, dans leur identité professionnelle.

Plus loin, il ajoute : « Assumer le fait d’être séparés est la condition indispensable à l’ouverture de l’échange. L’aménagement d’un collectif impose à chacun d’occuper pleinement une place clairement identifiée. »[7] On entend là, non seulement cette notion de place clairement définie mais aussi le fait que cela doit passer par une reconnaissance des différences et des espaces distincts qui existent. Cela rejoint les propos de Jacques Ion sur l’identité professionnelle.

Par ailleurs, en parallèle de ces questions de clarté du cadre institutionnel, des différents projets structurant les pratiques, les valeurs et les objectifs mais aussi de clarté des identités professionnelles, nous pouvons revenir sur la légitimité qui n’est possible que si le contexte et les attendus sont suffisamment explicites, compréhensibles et intégrés de manière à ce qu’un accord voire un contrat entre les différents acteurs puissent être posés. C’est ce qu’Hélène Hatzfeld développe dans ses travaux : « la légitimité se construit en fait dans un processus de reconnaissances réciproques : grâce à l’action d’un dispositif élaboré en commun. » [8]

Je reviendrai sur l’importance de la clarté du contexte et des places qui permet que s’établisse un accord basé sur des engagements réciproques.

Un cadre clair et identifié favorise la légitimité qui est en lien avec la notion de reconnaissance.

Corrélativement à cela, je reviens sur les conditions de la constitution d’une équipe, dont l’une est la définition de rôles précis. La consultante en ressources humaines, Lucie Michel met en garde contre la polyvalence « qui noie le métier »[9], les glissements de postes, de métiers. Selon elle, il faut éviter de créer « du même », « du pareil » entre les professionnels mais s’attacher à formaliser les différences, les reconnaître. Il s’agit bien là de développer une reconnaissance des identités professionnelles. Mme Q nous dit en ce sens : « Tout en ayant à l’esprit de bien se dire, qu’on est bien à sa place. J’ai envie de dire, il faut rester vigilant en tout cas, qu’on n’outrepasse pas nos missions et qu’on n’empiète finalement pas sur le travail de l’autre. Et c’est en ça aussi que les échanges sont importants pour permettre à chacun de rester à sa place ». Comme l’explique Claude Dubar, l’identité professionnelle est donc en partie liée à la reconnaissance du métier, aux compétences et savoir-faire de la personne. La question de la formation initiale, du métier émerge et peut être mise en lien avec celle de l’identité professionnelle et de la place occupée au sein de l’institution : en effet, dans ce contexte, quel va être le rôle du cadre institutionnel et du manager ? On peut par exemple noter les propos de Mme D : « Donc lorsqu’on travaille au CMPP ou lorsqu’on est censé savoir ce que fait l’autre, après on n’est pas spécialiste et c‘est tant mieux parce que chacun est à sa place aussi en fait et on ne demandera pas à un psychologue de faire le travail d’une psychomotricienne et vice versa. »

La définition donnée par Pierre Tap est parfaitement en écho à ce qui développé ici : « L’identité est ce par quoi l’individu se sent exister en tant que personne, dans tous ses rôles et fonctions, se sent accepté ou reconnu par autrui. » Favoriser la clarté des identités professionnelles, c’est permettre aux professionnels de se sentir exister et reconnus. Le lien avec la reconnaissance ressort nettement dans cette étude. Et avant cela, le passage par un partage, une connaissance mutuelle des identités émerge dans de nombreux entretiens.

2.    Le développement de l’interconnaissance

La question de l’interconnaissance est l’une des idées premières dans cette étude. 3 cadres sur les 5 et 8 professionnels sur 14 mettent en avant le besoin de connaissance mutuelle : pour eux, se connaître favorise la qualité du travail à plusieurs. On note les propos de Mme A : « Mais je trouve aussi que pour pouvoir, et votre question de départ est finalement pertinente, pour pouvoir insuffler une dynamique de CO, ça implique la CO-nnaissance des uns et des autres. » Ceux de Mme I : « Et le fait d’avoir une bonne connaissance de ce que l’autre peut apporter, ça enrichit vraiment les choses et ça évite, quand on intervient auprès de l’usager de compartimenter les choses. Ça fait vraiment le lien et après, on est vraiment sur un projet global. » Ou bien ceux de M. J qui décrit assez précisément sa pratique de l’interconnaissance : « Au fur et à mesure de l’expérience, je remonte aux stages où j’allais voir tout le monde et après c’est resté dans ma culture métier, d’aller rencontrer chaque professionnel pour m’intéresser à ce qu’ils font et à ce qu’ils sont parce qu’après, c’est compliqué de travailler avec quelqu’un si tu sais pas qui c’est, tu sais pas ce qu’il fait. (…) Au fur et à mesure, on se crée une connaissance des cultures métier dans les grandes lignes. Plus précisément ici, quand je suis arrivé, il y a eu des rencontres, soit des professionnels sont venus vers moi pour me parler dans les grandes lignes de leurs missions soit c’est la directrice, qui lors de réunions, a présenté ou fait faire un tour de table où chacun s’est présenté dans ses grandes missions et puis après, ça s’est affiné au fur et à mesure des missions ici, dans la collaboration avec d’autres professionnels sur comment on travaille avec d’autres et ça vient éclairer un peu plus leurs missions et leurs compétences. » Il expose alors des instances formalisées favorisant la rencontre mais aussi des temps informels, où il s’est dirigé vers chacun afin d’écouter qui il était. Je vais revenir un peu plus loin sur la question de la reconnaissance de l’informel dans les institutions.

Mme L exprime quant à elle la nécessité de se connaître, on pourrait dire « d’humain à humain », « de sujet à sujet » : « Prendre le temps de se connaître, je ne sais pas ce qui pourrait favoriser le fait qu’on puisse se connaître. Et se connaître, mais pas qu’à travers un rôle ou une fonction parce que je suis sûre aussi qu’on s’enferme dans une fonction. (…) Et donc dans des échanges plus sensibles qui nous permettent un peu de nous découvrir et de nous connaître un peu aussi et du coup et puis d’acquérir d’autres approches sensibles aussi parce que je pense que l’humain, c’est ça ; c’est que du sensible, de l’écoute. »

Philippe Zarifian évoque l’interconnaissance et va au-delà en parlant de l’intercompréhension qu’il définit comme la compréhension réciproque, à savoir « comprendre autrui pour mieux coopérer. Comprendre autrui : – son point de vue, – son apport potentiel, ses ressources en savoirs et compétences, en engagement possible, – ses contraintes, – ses attentes en retour d’une pratique de coopération. Autrui désigne ici la ou les personnes exerçant un autre métier. » [10] Ce qu’il expose nous renvoie tout à fait à ce que les différents acteurs interrogés expriment. Pour eux, il est essentiel de prendre le temps de la mise en œuvre d’espaces-temps formels permettant de se connaître, de cerner les objectifs, les missions, les compétences du collègue mais aussi entre la hiérarchie et les professionnels.

Philippe Zarifian définit ensuite des conditions à la mise en œuvre de cette intercompréhension. Et ces points rejoignent bien des leviers mis en exergue dans le cadre de la recherche :

  • Pour lui, la formalisation collective des objectifs et des enjeux communs. Il s’agit bien de la clarification des projets institutionnels, clarification et co-construction de ces travaux.
  • Ensuite, il parle de moments de communication : « Par “communication”, j’entends ici la pratique consistant à formuler des accords, des ententes, d’autant plus profonds et efficaces qu’ils auront été discutés. » [11] Ces accords sont travaillés de différentes manières : dans le cadre des réunions, en établissant des protocoles collectivement, en validant ensemble des décisions.
  • Il évoque ensuite la nécessité de construire un référentiel commun qui « formalise ce à quoi chacun (chaque métier et chaque personne) pourra se référer, référentiel qui établit le quoi et le comment sur les manières de prendre ensemble ou de faire converger les actions autour des enjeux et problèmes élucidés. »[12]

Ensuite, il est intéressant de faire le lien avec les propos de Mme F qui pointe l’intérêt que peut prendre l’introduction de la pratique en transdisciplinarité dans les cursus de formation. En effet, les métiers très variés sont issus de formations elles aussi très variées dispensées dans des structures différentes (écoles de travail social, université de sciences humaines, de médecine, écoles d’infirmière…) : rien ne semble initié de la même manière ; les clivages qui opèrent dans les pratiques prennent une part de leur source lors des années d’enseignement. Mme F nous dit : « Je sais que j’étais intervenue à l’ERTS (Ecole Régionale de Travail Social) parce que l’ERTS, dans le cadre de la formation qu’ils dispensaient aux éducateurs avait envie de parler de pluridisciplinarité, c’est pour ça, je ne sais pas si entre pluri et trans, j’ai donné la bonne définition… Et j’ai trouvé que c’était intéressant parce que c’est une notion qui n’était pas du tout abordée au niveau pédagogique dans les cursus universitaires ou d’école et qui commence à émerger donc j’ai trouvé que c’était intéressant. » Ainsi, l’interconnaissance pourrait naître dès les premières années de formation : elle deviendrait un socle à l’engagement de la transdisciplinarité.

Marc Fourdrignier s’interroge sur ce point : « Dans le champ de la formation en travail social en France, on peut penser que la question est bien prise en compte dans la mesure où la plupart des référentiels de compétence des diplômes d’Etat ont consacré un domaine de compétences aux dynamiques partenariales et au travail en réseau. Certes le tout est de savoir comment se fait l’apprentissage aux diverses formes du « travail ensemble » en articulation avec les autres apprentissages. Il serait pour le moins contradictoire qu’on les développe et qu’ils soient de moins en moins pratiqués dans les sites qualifiants. »[13]

Enfin, Mme I évoque la nécessité d’une connaissance entre la hiérarchie et les professionnels. Pour elle, lorsque les cadres ont une perception ou une représentation distante des actions des professionnels, la pratique est mise en difficulté : « Ce qui peut être compliqué aussi, c’est quand la direction est un peu éloignée de ce qu’on vit vraiment dans le concret. D’être plus un gestionnaire que d’avoir une vraie connaissance de la réalité de terrain, d’être en décalage par rapport à ce qu’on vit. » Ce point-là est également en lien avec la question de la reconnaissance et de la légitimité.

3.    La garantie de la reconnaissance

La reconnaissance de chacun dans sa posture, dans sa place est en écho à celle de la clarification des identités professionnelles. 2 cadres sur les 5 en parlent et 3 professionnels l’abordent comme par exemple Mme C : « En essayant d’être cohérent et d’avoir toujours ce même discours et de n’oublier personne et de reconnaître ce qui doit être fait par chacun. (…) Je pense que c’est laisser une place à chacun, reconnaître les compétences respectives de chacun. A mon avis, il ne faut absolument pas nier les différences entre les professionnels (…) Et ça, je pense que c’est au manager aussi de montrer à certaines personnes qu’on ne va pas leur demander ça parce qu’elles n’ont pas été formées pour cela et que ça n’est pas de leur responsabilité et que par contre ça n’est pas pour ça qu’elles n’auront pas d’autres compétences mais elles seront différentes et on leur demandera pas la même chose. » Ou M. P : « Et ça, ça suppose d’être reconnu dans ce que nous on appelle le supposé savoir. Pour moi, c’est important. La transdisciplinarité, ça doit pas être simplement des histoires de fonction. »

Alain Depaulis développe largement ce sujet en lien avec la question identitaire, comme je le disais plus haut : « Dès lors que chacun est reconnu à sa place avec sa compétence dans l’exercice de sa fonction, il assume clairement sa mission, sa part de diagnostic et d’intervention. »[14]

On retrouve également ici ce que Claude Dubar décrit au sujet de l’identité sociale qui, selon lui, passe par la reconnaissance des compétences et des savoirs des professionnels. Il y a une nécessité absolue à favoriser cette reconnaissance ; et il s’agit là d’une mission centrale du manager. Ce point est en lien avec la thèse de Christophe Dejours sur le processus de jugement évoqué dans le 1er chapitre. Reconnaître, c’est « juger » ce qui a été accompli en rapport avec ce qui a été prescrit : c’est s’assurer qu’il existe bien une correspondance entre ce que l’on attend et ce qui est réalisé. Ce travail est possible s’il s’inscrit dans un contexte de clarté des attendus et d’engagement réciproque, de connaissance pointue des missions et actions de chacun.

Ensuite, Christophe Dejours et la psychologue Isabelle Gernet écrivent que « la validation du travail par la reconnaissance accordée par les autres, contribue de façon majeure à la construction du sens du travail. (…) On comprend mieux pourquoi, en l’absence de reconnaissance, le doute quant au rapport entretenu avec le réel par l’intermédiaire du travail peut apparaître. Et comment, quand le doute s’installe, l’identité tout entière peut se trouver déstabilisée. » [15]

Dans les institutions, plusieurs moyens permettent de procéder à ce travail d’évaluation : les rapports d’activité, les entretiens d’activité et l’évaluation des projets lors des réunions. Dans le cadre des entretiens d’activité, les managers peuvent reconnaître les professionnels pour ce qu’ils ont accompli. Ces instances permettent un suivi des projets, des actions, elles donnent du sens. C’est un temps d’expression pour chacun : « le silence sur le travail coïncide souvent avec l’échec de la dynamique de la reconnaissance. » [16]

Dans le chapitre théorique, j’ai également cité Paul Ricœur : « Reconnaître, c’est rendre l’autre visible. » J’entends là, le rendre visible, lisible, accessible, compréhensible ; et l’autre, c’est l’autre professionnel, mais aussi l’autre service, l’autre équipe, l’autre établissement… Il est intéressant de revenir sur les 3 étapes que Paul Ricœur donne à la reconnaissance :

  • connaître l’autre ;
  • accepter l’autre dans sa singularité, assumer les différences qui existent ;
  • reconnaître les contributions de l’autre.

Ces phases sont tout à fait en lien avec les éléments abordés par les personnes interrogées dans le cadre de cette recherche. Cette première étape fait référence à la nécessaire interconnaissance. La deuxième est en écho à la notion d’identité professionnelle clarifiée et enfin la troisième renvoie à la prise en compte des apports de l’autre dans le cadre d’un travail mutuel réel.

 

Il est ensuite nécessaire de revenir sur la notion de légitimité qui, comme je l’ai évoqué dans le premier chapitre, est en lien avec la reconnaissance. Lorsqu’Hélène Hatzfeld présente les 3 niveaux de légitimité, je retiens dans la légitimité institutionnelle, la question de se sentir appartenir à une institution ; d’où la nécessité de favoriser des objectifs institutionnels clairs, de prendre en compte les identités professionnelles de chacun au sein de cette institution. Puis la légitimité de compétence est en lien avec la reconnaissance des aptitudes que le professionnel développe au fil de ses expériences et de sa pratique.

Un manager doit donc être en capacité d’agir à trois niveaux :

  • de l’identité professionnelle de chacun des salariés ;
  • de la reconnaissance de chacun ;
  • de la légitimité à travers l’établissement de règles institutionnelles, la reconnaissance de compétences et la mise en exergue d’une éthique qui pourra alors être partagée.

Ces trois niveaux sont interdépendants et indispensables au développement d’un travail transdisciplinaire. On peut me semble-t-il, y ajouter la confiance : Haud Gueguen, s’appuyant sur la thèse d’Axel Honneth, soutient également cet aspect.

4.    La confiance

En effet, Haud Gueguen écrit : « L’expérience de l’estime sociale s’accompagne (…) d’un sentiment de confiance quant aux prestations qu’on assure ou aux capacités qu’on possède, dont on sait qu’elles ne sont pas dépourvues de valeur aux yeux des autres membres de la société. »[17] Elle met en lien le manque de reconnaissance avec celui de légitimité et de confiance. Ce point est incontournable et ressort des entretiens :

2 cadres sur 5 abordent la nécessité que chaque professionnel se sente suffisamment confiant pour pouvoir aborder un travail en transdisciplinarité. En ce sens, Mme A dit : « Il faut avoir suffisamment confiance en soi et en les autres pour pouvoir effectivement travailler ensemble, collaborer. Et là, on pourrait faire la bascule sur la connaissance. » Et Mme C : « Quand les professionnels ne sont pas encore vraiment sûrs de ce qu’ils sont capables de faire ; montrer à l’autre comment on travaille, c’est compliqué. Quand on est à peu près sûr de soi, voilà, c’est beaucoup moins compliqué. »

Dans le même sens, Brigitte Bouquet met en lien la légitimité et la confiance qui « facilite l’échange, la participation et l’engagement citoyen ; elle est un “réducteur de complexité sociale” selon Niklas Luhmann. »[18]

Florence Osty évoque la question de la confiance dans le cadre d’une recherche dans une industrie de conduite du nucléaire ; le domaine de travail n’a pas à voir avec le secteur du médico-social mais ses propos font écho à ceux des personnes interrogées : « la condition préalable d’une capacité d’ajustement entre différentes fonctions relevant d’expertises différentes passe par la construction d’un sentiment de confiance dans la fiabilité du geste professionnel de l’autre. » [19]

Le psychologue et ergonome Laurent Karsenty a largement travaillé sur le concept de confiance au travail. Il donne la définition suivante : « sentiment de sérénité qui émane de la relation à un acteur (organisation, groupe, individu) à qui l’on confie certaines tâches de ses intérêts en espérant qu’il en prendra bien soin. » [20] Pour lui, le travail est « par essence relationnel ». De ce fait, cet aspect relationnel oriente d’emblée vers la question de la confiance qui se construit entre les personnes. Il précise également qu’il faut s’intéresser à la confiance en soi, en l’autre mais aussi à la confiance dans l’entreprise : il parle alors de ressources de confiance. Il ouvre ensuite sur la notion de climat de confiance.

Certains professionnels interrogés (Mme G, Mme K, M. M) ont d’emblée exprimé leur manque de confiance en eux ; cela n’apparaît pas forcément dans les retranscriptions d’entretien. Ils ont pu dire en introduction de nos rencontres : « Je ne sais pas si je vais pouvoir vous apporter grand-chose. » Il a été nécessaire de les rassurer sur le fait que je n’attendais pas de bonnes réponses mais bien le récit de leurs expériences, de leur perception. M. M est resté réservé dans ses réponses : il semblait peu croire en la valeur de ses propos et me posait des questions sur le contenu de ma recherche ; comme si le savoir était de mon côté et non du sien. Cela fait écho à la question des hiérarchies de savoirs.

Mme K, qui a exprimé des doutes quant à son apport, a pu dire pendant l’entretien que le soutien et la reconnaissance de son équipe étaient aidants dans le développement de sa confiance en elle : « Je suis quelqu’un d’assez timide et du coup, pour moi, c’est compliqué. Je le fais parce que les collègues sont soutenants et donc du coup, c’est plus facile. »

On l’a vu, dans le travail d’équipe, la notion d’interdépendance est en jeu et dans l’interdépendance, il y a toujours une part de doute. De ce fait, la confiance apparaît comme un moyen nécessaire pour lever ce doute ou du moins l’amoindrir.

Laurent Karsenky propose des supports venant soutenir la confiance :

  • « adopter des mesures organisationnelles ;
  • favoriser une communication réciproque entre les acteurs interdépendants ;
  • développer les compétences et la connaissance de soi ;
  • favoriser le dialogue pour suivre et analyser les performances obtenues. »[21]

Il précise que ce travail doit être défini collectivement, qu’il doit s’inscrire dans une construction de sens et à travers des plans d’actions crédibles. Il nous dit enfin et cela m’apparaît tout à fait intéressant et en lien avec d’autres éléments d’analyse : « De manière générale, la confiance serait perçue dès lors que chaque acteur agit en conformité avec sa fonction et en respectant celle des autres. »[22] On entend là, différents aspects ressortant comme fondamentaux : formaliser, organiser collectivement et explicitement, favoriser l’interconnaissance et des espaces d’échanges et reconnaître et identifier les compétences et les fonctions de chacun. C’est alors qu’un climat de confiance peut s’établir et que le travail en transdisciplinarité peut se développer.

5.    Transdisciplinarité et « dispute »

Le sujet des désaccords est peu abordé directement lors des entretiens. Mme B nous dit que les espaces favorisant la dispute permettent la transdisciplinarité : « Je suis hyper favorable à ce qu’il y ait des espaces de pensée hyper libres, même un peu, où ça fight un peu, les gens se confrontent, si c’est contenu. »

2 professionnels y font également référence. Comme M. H : « Alors des fois, on vient s’opposer aussi. » Ou Mme S : « Là l’avantage d’avoir plusieurs collègues de corps différents c’est qu’on peut ne pas être d’accord mais pour aussi des raisons différentes, un point de vue différent concernant l’usager sur des situations en réunion où des fois on est un peu, nous, pris dans notre quotidien, d’avoir un regard aussi d’autres professionnels ça nous permet de nous sortir un peu de ce quotidien que parfois on prend un peu pour nous. » `

On peut ici aussi revenir sur la Charte de la transdisciplinarité : « L’ouverture comporte l’acceptation de l’inconnu, de l’inattendu et de l’imprévisible. La tolérance est la reconnaissance du droit aux idées et vérités contraires aux nôtres. »[23] On entend bien le nécessaire passage par du contraire, de l’opposition pour cheminer vers une ouverture et donc des perspectives.

Plusieurs auteurs ont écrit à ce sujet, insistant sur la nécessité de favoriser l’expression des désaccords. Par exemple, le psychologue Jean-Pierre Minary écrit : « Les métiers du médico-social sont face à la nécessité de formuler une éthique, celle-ci soulevant les questions qui forcent à entrer dans le conflit, à faire place à la parole de chacun pour qu’ensemble soient dépassées les logiques de territoires. » [24]

Bertrand Ravon développe dans un article « Refaire parler le métier », le nécessaire passage par des moments de désaccords pour arriver à ce qu’il nomme « le travail de l’accordage » : « Ce moment où l’équipe tend à « accorder ses violons » est en fait un moment où les professionnels arrivent à se mettre d’accord sur leurs désaccords. Ce faisant, ils identifient les limites de leur professionnalité en reconnaissant celle des autres. Ce travail d’accordage me semble au cœur de la professionnalité. » [25]

Yves Clot quant à lui écrit que « la seule bonne pratique est peut-être la pratique de la dispute professionnelle entre connaisseurs puis entre connaisseurs différents. »[26]

On peut enfin noter dans le même sens les propos du sociologue Michel Foudriat : « la co-construction est un processus par lequel les acteurs différents confrontent leurs points de vue et s’engagent dans une transformation de ceux-ci jusqu’au moment où ils s’accordent sur des traductions qu’ils ne perçoivent plus comme incompatibles. » [27]

La dispute, la confrontation de représentations, entendues comme une manière de partager toutes les idées, tous les regards aussi différents ou opposés puissent-ils être, sans que n’interviennent des enjeux de pouvoirs ou de « savoir-mieux », apparaît comme une ressource fondamentale de la transdisciplinarité. Ce cheminement peut alors permettre d’aboutir à des perspectives, parfois nouvelles, reconnues par tous. La transdisciplinarité passe par une acceptation de l’hétérogénéité ; cette acceptation permet de s’autoriser à s’opposer, à se « disputer ». Elle est possible si suffisamment d’éléments sont garantis : en effet, ces différences peuvent être assimilées si elles sont reconnues, valorisées, formalisées et si elles évoluent au sein d’un cadre structurant.

6.    Formaliser les actions : apporter du sens

3 cadres sur 5 font référence à cet aspect : la transdisciplinarité doit être clairement présentée, explicitée dans les documents présentant les valeurs institutionnelles, les objectifs, les démarches, les pratiques de la structure. Par exemple, Mme C nous dit au sujet de la transdisciplinarité : « L’imposer ? Oui, complètement. Pour moi, ça doit faire partie du projet institutionnel (…) Ça se décrète et je pense que c’est le fondement d’un projet institutionnel. » Et Mme D de son côté : « La première chose pour un manager, il faut d’abord qu’il s’approprie la notion de la transdisciplinarité. Parce que c’est vrai que si on vient vers les équipes en leur disant, “écoutez aujourd’hui on ne parlera plus de pluridisciplinarité mais de transdisciplinarité”, il faut d’abord qu’on soit en capacité nous-même de pouvoir comprendre ce qu’on y met de manière à pouvoir associer les équipes à ce changement. »

4 des 14 professionnels évoquent la question des sources formelles permettant une clarification du contexte des pratiques, des actions. Par exemple, Mme N nous dit : « Ce qu’elles vont faire avec le résident, je le connais grâce au projet d’établissement. » M. H s’exprime ainsi : « Quand on a refait le projet d’établissement, on avait remis ces questions de travail entre ortho, instit, rééducateurs, éducateurs (…) On l’a notée dans des fiches actions, dans le projet. » M. P décrit également cet aspect : « Lorsqu’on a écrit le projet institutionnel qui est revu et corrigé tous les 5 ans, c’est un élément qui a été travaillé, qui a été travaillé lors de journées d’ailleurs ; on a fait venir quelqu’un pour travailler là-dessus, pour travailler l’écriture du projet. Donc, c’est un élément fondateur. (…), ça fait partie du projet et c’est défendu. »

J’opère un lien avec les éléments apportés en cours de gestion des ressources humaines par Lucie Michel, toujours sur les conditions favorisant le passage d’un groupe vers la constitution d’une équipe : l’une de ces conditions est l’élaboration de buts et objectifs communs, co-construits et explicites. Et le rapport entre équipe et transdisciplinarité émerge bien. Pour Lucie Michel, « le groupe est la somme des parties et l’équipe est ce tout avec quelque chose en plus. »[28] Si les professionnels constituent seulement un groupe, la transdisciplinarité ne peut se mettre en œuvre car on entend là l’idée d’une juxtaposition. Or, tendre vers l’équipe est un moyen d’aborder la transdisciplinarité ; et cela doit passer par une formalisation des projets. Dans le secteur médico-social, il s’agit là du travail sur les projets institutionnels, de service, d’activité… En effet, des projets explicites favorisent d’emblée la possibilité de s’appuyer sur les valeurs de l’institution et sur le sens donné aux objectifs et aux actions. Le psychologue Lin Grimaud, écrit en ce sens : « Formaliser veut dire relier la conception de l’action avec la conception du cadre de l’action. (…) Il faut bien qu’il existe un cadre de références explicites : une organisation définissant chaque instance institutionnelle ainsi que le lien qui les organise entre elles. » [29]

 

7.    Le cadre structurant : la coordination

La question d’une fonction cadre, porteuse d’une pratique en transdisciplinarité apparaît fondamentale : on la retrouve dans les propos de 4 cadres puis de 9 professionnels sur 14. Par exemple, Mme D nous dit au sujet du travail à plusieurs : « C’est une exigence de la direction. Et on le rappelle tout le temps, on l’a encore rappelé pas plus tard qu’il y a un mois de cela, à se rappeler pourquoi on est là, pourquoi on travaille, pourquoi à un moment on se positionne également pour venir travailler dans ce lieu de soins. Et oui c’est une exigence. » C’est bien la position de Bernadette Veysset-Puijalon qui pour rappel, nous dit que « s’impliquer aujourd’hui dans une démarche de coordination signifie que l’on choisit une forme de gestion qui donne une autre forme à l’homme. »[30] Coordonner, c’est faire un choix dans l’orientation des pratiques et les transmettre institutionnellement.

 

C’est tout à fait en lien avec ce que les professionnels évoquent : la transdisciplinarité doit être « portée », « fédérée ». M. H nous dit : « Je trouve que c’est à l’équipe de direction de le porter (…) Et du coup, c’est pour ça, je pense que si c’est porté par l’équipe de direction aussi, ça peut que rentrer dans les mœurs et être une valeur ajoutée. » Et Mme K quant à elle : « C’est l’implication de notre directrice et la volonté d’aller dans cette direction. »

Mme O va également dans ce sens : « C’est que quelqu’un le porte vraiment et qu’on peut s’appuyer sur elle (…) Trans, dans ce que moi je comprends dans ce mot-là, il faudrait qu’il y ait quelqu’un, c’est ce que V. essaye de faire, qui fasse le lien entre tout ça (…) Le fait est que c’est porté par la direction, sinon je ne vois pas comment ça peut marcher. On peut essayer autrement et j’ai cette autre structure à l’esprit, ça ne tient pas bien longtemps si personne ne le porte. » Ainsi que Mme S : « Justement je pense que si c’est porté par la hiérarchie, porté par les valeurs institutionnelles. »

Pour Mme L, justement, il existe un manque à ce niveau-là : « Le discours ; il n’y a pas de discours fédérateur autour de ça. Je pense qu’il faut qu’il y ait des gens qui fédèrent autour de ça et qui donnent cette impulsion du partage. »

Ces points font écho à la notion de coordination : il est indispensable de mettre en place une organisation favorisant l’interdépendance entre les actions menées par les membres de l’équipe et la cohérence. Cela n’est possible qu’à travers une mission de coordination portée par le manager. Marcel Jaeger écrit en ce sens : « Ce serait une erreur que de contourner la question de la coordination : ne parler que de coopération informelle passant par le “rapprochement”, la communication entre les acteurs, la connaissance de l’autre et éviter de se confronter à la question du pilotage aboutit à laisser le champ libre à d’autres. » [31] Comme évoqué précedemment, pour lui, sans coordination, c’est le chaos. Il est à son sens, essentiel que « soit pensée la question de la coordination des actions. » [32]

Coordonner, fédérer, piloter, organiser, anticiper, apporter une sécurité… les auteurs se rassemblent autour de ces actions qui sont bien en lien avec les propos recueillis ; la mission du manager s’inscrit donc en partie dans cette démarche, qui, comme l’explique Jean-Pierre Miramon, « est toujours en construction et c’est en marchant qu’on trace son chemin. »[33]

Et c’est toute une vie institutionnelle qui doit être coordonnée, cela au travers des instances formelles mais aussi, on va le voir au travers une reconnaissance de l’informel.

8.    Les instances formelles, les moments informels

Le sujet des réunions est très récurrent au cours des entretiens. 4 cadres sur 5 l’abordent comme un véritable levier au travail transdisciplinaire et du côté des professionnels, 7 sur 14 évoquent les réunions comme l’un des outils principaux à la transdisciplinarité.

Les réunions dans le secteur médico-social sont une pratique très répandue et très ancienne. Pour les personnes interrogées, elles sont des lieux d’expression. Par exemple, Mme S nous dit : « Principalement notre meilleur travail de collaboration c’est lors des réunions d’équipe, où chacun a sa place, chacun a son mot à dire sur l’organisation et sur notamment les admissions. » Ou également, Mme I : « Tout ce qui favorise l’expression ; pouvoir aussi prendre de la distance ; Il y a tous les temps d’échange, les réunions, les groupes de travail. »

Elles sont des temps qui rassemblent, l’occasion d’échanges et permettent l’articulation des pratiques. En ce sens, M. E nous dit : « Toutes les semaines, on a une réunion d’équipe qui rassemble tous ces professionnels-là où justement, l’un des enjeux est d’articuler les métiers de chacun pour la continuité des soins, la prise en charge globale de l’usager, donc les gens ont connaissance du terrain d’action des uns et des autres. » Pour Mme A : « C’est la réunion d’équipe hebdomadaire qui est un vrai laboratoire finalement ». M. H évoque aussi : « Les temps de réunions ou des temps d’échanges. Parce que en effet, je trouve que c’est insuffisant de travailler une fois autour du projet de l’enfant avec l’ortho, la psychomot et l’instit par exemple… »

La nécessité de mettre en place des instances de rencontres formelles n’est donc pas à prouver. Le formel, c’est du temps accordé, reconnu, aménagé, organisé… afin de :

  • se connaître les uns les autres ;
  • communiquer ;
  • apprendre, recueillir des informations ;
  • transmettre des notions, des pratiques, des informations ;
  • se disputer, s’opposer, débattre ;
  • créer ;
  • élaborer des idées, la pensée ;
  • réfléchir, analyser ;
  • organiser, anticiper ;
  • décider ;
  • ajuster, évaluer les actions, les projets.

Il est nécessaire d’en rappeler leur caractère essentiel et de repréciser le fait qu’une réunion ou une instance formelle doit répondre à un grand nombre de critères pour être efficiente et surtout pour favoriser la transdisciplinarité :

  • fixer une temporalité, une fréquence, un lieu et respecter ces aspects de manière rigoureuse ;
  • déterminer les places des différents participants ;
  • favoriser l’expression de chacun des acteurs ;
  • établir un contenu clair et connu de tous ;
  • assurer des prises de décisions explicites et suivies ;
  • garantir la communication en amont de la réunion et par la suite le cas échéant.

Marc Fourdrignier met en garde sur le contenu des réunions, au risque d’une course à l’efficacité : « Les réunions se consacrent de plus en plus aux informations descendantes et de moins en moins au travail en équipe. » [34] En effet, ce type d’instance ne peut se réduire à sa simple existence : une méthodologie et une pratique de la réunion doivent être pensées et mises en œuvre dans les institutions.

Les différents types d’instances formelles

Une immense majorité des personnes interrogées posent clairement la nécessité d’espaces et de temps organisés, prévus, répétés dans la durée afin de permettre les rencontres et les échanges. Tous les cadres en parlent, 12 des 14 professionnels soulèvent ce point. Je note par exemple les propos de Mme B : « Je pense que pour ça s’opère, le meilleur outil reste quand même celui du langage dans des temps de travail où on pense à quelqu’un et on est au service de quelqu’un et on met son savoir technique et ses hypothèses même un peu dingues sur la table pour être partagées à plusieurs. Ça, pour ça, il faut du temps, il faut que ce soit parlé quand même… » Ou ceux de Mme D : « Et qu’est-ce qui peut la favoriser c’est peut-être de trouver d’autres lieux, d’autres espaces, pour pouvoir permettre que ça puisse se mettre un peu plus au travail. »

Chez les professionnels, Mme I nous dit : « La direction favorise un peu ces échanges qu’on peut avoir entre nous par rapport au groupe de travail. » Et M. J note la volonté de la direction en ce sens : « De par son management, en mettant en place des groupes de travail et puis sans doute aussi par une façon de voir les choses et d’en parler en réunion et de nous mettre en formation tous les 4 matins, dès qu’elle peut choper des formations pour former tous ses salariés. »

Certains professionnels regrettent un manque de temps ; pour eux, si davantage d’instances étaient créées, la transdisciplinarité serait plus opérante. C’est le cas de M. H : « On aimerait avoir plus de moyens, plus de temps. Quand on a refait le projet d’établissement, on avait remis ces questions de travail entre ortho, instit, rééducateurs, éducateurs, et c’est vrai que voilà, on a beau retourner dans tous les sens, les temps de réunion ou les temps de collaboration, ça reste compliqué à trouver ; donc, on essaye, il y a des choses qui sont mises en place. »

Les personnes accompagnées et leurs familles y font également référence. Ainsi M. W nous dit : « C’est l’objet de l’organisation interne de l’établissement, d’assurer justement des moments qui permettent d’apporter une réflexion, un regard, une distance, sur le quotidien du métier. »

Jean-Pierre Minary écrit en ce sens que « les ressources qu’offrent les différentes professions, les formations initiales et continues, sont envisagées alors comme autant de repères pour agir, mais qui doivent être réélaborés en commun à partir du travail réel. » [35] En effet, le large panel de métiers du médico-social ne peut se suffire en tant que tel. La création d’espaces de partage de rencontre est absolument fondamentale ; c’est d’ailleurs le point qui fait le plus consensus entre les personnes interrogées.

Pour les cadres, la mise en œuvre de groupes, de commissions est un support fondamental. 4 d’entre eux y font référence comme Mme A qui nous dit : « Je dirais aussi que la démarche qualité, c’est aussi un outil, puisque nous, comme un peu partout, on a un groupe de travail, COPIL (Comité de Pilotage), une fois par mois, donc, effectivement, avec un cahier d’événements indésirables, donc du coup, ça, ça participe. »

Ensuite, 5 des 14 professionnels évoquent également ces espaces. Mme F s’exprime ainsi : « J’ai pas mal travaillé sur le projet d’établissement, donc, c’est vrai que ça m’a aidée à avoir une vision un petit peu plus claire des missions et des postes de chacun. Mais c’est grâce… dans les premières années, je ne l’avais pas cette vision… finalement, c’est grâce au projet d’établissement, grâce à l’évaluation dans l’établissement que j’ai pu un peu mieux me former à tout ça. »

Ces instances qui ne sont pas destinées à travailler directement sur l’accompagnement des personnes mais plutôt sur des aspects généraux, institutionnels ou autour de projets, ont en effet un rôle fondamental. Le contexte de ces groupes et leurs effets permettent la co-construction des différentes actions à mener pour les professionnels d’une institution favorisant ainsi la transdisciplinarité.

Les réunions, les groupes de travail, les commissions, les COPIL… la liste est longue. Un élément incontournable de ces instances est de permettre à des professionnels de métiers différents, de services variés, de se rassembler autour de sujets qu’ils souhaitent développer, de points à débattre, de projets à construire.

L’instance des transmissions orales n’est pas ressortie des entretiens. Cela me surprend. En effet, le temps des transmissions est inhérent à de nombreux établissements. Certains professionnels parlent de moments d’échange plutôt sur un mode informel mais le terme « transmission » n’est pas prononcé : sont-elles reconnues dans l’institution ? Les moyens alloués pour leur mise en œuvre sont-ils suffisants ? Ce sujet mériterait d’être approfondi avec de nouveaux éléments d’enquête.

En parallèle des espaces formels, les passages informels apparaissent eux aussi comme des leviers à la transdisciplinarité.

L’informel

Sur les 5 cadres, seule Mme D évoque la nécessité de favoriser des espaces informels afin de permettre le développement de la transdisciplinarité : « Il y a des interstices aussi dans nos lieux de soins, parce que tout ne se passe pas que lors de la réunion de synthèse ou dans le bureau de l’intervenant. Il y a des choses qui se passent à l’accueil dans le bureau des secrétaires, dans la cuisine, ici à la direction, un peu partout. »

En revanche, les professionnels sont beaucoup plus nombreux à évoquer l’informel. Ils sont 7 sur 14. Mme N nous dit : « Les moments informels ; (…) tout ce qui est autour de la fête des familles, des évènements festifs ici et les évènements institutionnels qui sont mis en place. (…) Ce qu’elles vont faire avec le résident, je le connais grâce à ce qu’on peut discuter entre nous de manière informelle. »

Florence Osty parle de convivialité dans son ouvrage « le désir de métier » : « Les nombreux rites de convivialité contribuent activement à un effet d’identification à l’équipe, mais aussi à l’impulsion des modes de coopération. » [36] Peu d’acteurs ont évoqué ces instances de fêtes, qui sont pourtant assez centrales dans les institutions ; les temps de convivialité ont un effet positif sur le développement de la transdisciplinarité.

D’autres personnes abordent les moments d’échange informels dans l’institution, comme Mme Q : « Je trouve qu’il y a quand même beaucoup d’informel ; avec le recul, oui, il y a quand même beaucoup d’informel, beaucoup d’entre-deux. » Ou Mme S : « Il y a aussi les transmissions informelles, des fois on le fait entre corps de métiers, mais ce qu’on fait avec les infirmières ou la psychologue, sur des petits temps où on a le temps, on se réunit et on fait un petit point sur tel ou tel besoin. »

Pour Jean-Pierre Miramon, la place de l’informel est fondamentale ainsi que la reconnaissance d’un décalage entre le formel et l’informel ; il fait ainsi référence au sociologue Michel Crozier pour qui « cet écart est positif et améliore généralement les rouages ainsi que les relations formelles. L’absence d’écart fige les relations dans un formel rigide qui peut annuler les sentiments, les émotions, l’affectivité en général. »[37]

 

Plusieurs auteurs utilisent la notion d’interstice (Mme D en parle également). Selon le dictionnaire Larousse, un interstice est « un petit espace entre les parties d’un tout. » J’entends ici que dans chaque « tout », il y a des interstices… il ne peut y avoir de « tout » sans interstice… Dans le cadre du travail institutionnel, le psychologue Paul Fustier écrit : « On sait qu’il existe, dans la vie d’une équipe institutionnelle, des espace-temps ambigus, désignés comme interstitiels et qui font souvent l’objet d’un fort investissement de la part des membres d’une équipe alors que pour l’observateur, ils seront fréquemment considérés soit comme étant sans importance et donc négligés, soit comme du temps volé au travail. »[38] Il précise qu’en effet, ces lieux et temps ne sont pas ceux où se réalise « la tâche primaire de l’institution. » Pour autant, il m’apparaît fondamental de ne jamais dénigrer ou condamner ces moments que nous appelons informels, mais de leur reconnaître un sens et une utilité au sein de la mise en œuvre du travail d’accompagnement. En effet, Paul Fustier décrit les fonctions de l’interstitiel : « Il apparaît comme un espace privilégié, un lieu de rassemblement où l’on peut se côtoyer selon des modalités qui ne sont pas déterminées ou strictement codifiées par les exigences formelles de la tâche à accomplir. Il est aussi un moment privilégié que se construit l’équipe pour se prouver qu’il existe traces d’un lien puissant entre ses membres, que l’on ne saurait réduire à la simple fonctionnalité du travail, à la nécessité rationnelle de collaborer selon les règles professionnelles affichées par l’institution. Une partie du plaisir pris au travail ne dépend pas seulement du travail lui-même, mais aussi de ces expériences qui font rappel de l’importance du vivre-ensemble. »[39] Pour lui, les moments interstitiels permettent le partage d’éléments professionnels mais aussi d’éléments privés. Cette évocation du « privé » est essentielle car cela renforce le vivre-ensemble, « le sentiment de former une équipe ». Les professionnels ont la possibilité de se côtoyer sans être tenus à la réalisation d’une tâche précise et formalisée. Paul Fustier ajoute que la « banalité » des interstices fait sens. Elle rassemble : grâce à cette banalité, on peut se sentir « du même ». Il cite le psychiatre et psychanalyste Paul-Claude Racamier qui parle de « l’idée du Moi » : « Elle fait socle ; elle signifie que dans la rencontre, il y a d’abord la reconnaissance d’une similitude de base. (…) Les banalités de la conversation travaillent à renforcer l’idée du Moi. »[40] Et donc, « cette manière de penser pareil » va permettre un rapprochement, une possibilité de lien et de création d’une « culture d’équipe ou culture institutionnelle. » Paul Fustier conclut que « détruire l’interstice est une manière de tenter de séparer le plaisir d’un travail devenu seulement triste obligation, une façon de renforcer le clivage entre le bon (les congés) et le mauvais (le travail). »[41]

La nécessité de reconnaître les temps informels, de les faciliter, les rendre possibles est donc une nécessité absolue dans le cadre des établissements.

Formel et informel agissent en parallèle dans les institutions favorisant ainsi la transdisciplinarité. Une approche du co-accompagnement a été exposée plusieurs fois dans le cadre de cette recherche démontrant alors tout son intérêt.

9.    Les accompagnements menés en binôme ou à plusieurs

Dès l’introduction, je faisais référence à ce sujet de la pratique d’accompagnements en co-disciplinarité. Il est abordé de manière très récurrente par l’ensemble des personnes interrogées : les 5 cadres y font référence et 9 des 14 professionnels évoquent cela comme une réelle concrétisation de la transdisciplinarité. Mme A nous dit : « Comme sur le SAVS, se développe effectivement une pratique duale, avec des accompagnements en binômes. » Et M. H : « En terme d’atelier, de répartir quand même déjà, que chaque éducateur aille avec, notamment la psychomot, participer au moins à un atelier, je trouvais ça bien, que chacun ait au moins un atelier avec la psychomot. »

Mme N aborde ce point mais aussi des projets de voyage en commun : « Faire des ateliers en commun ; on est partis en séjour il y a pas longtemps. Ça, c’est des choses qui, pour moi, me semble importantes. »

Ces propos confirment donc le fait qu’être côte à côte dans l’accompagnement est un levier à la transdisciplinarité : en effet, de nombreuses manifestations se produisent dans ces moments-là :

  • rencontre puis connaissance de la pratique de l’autre. Mme D nous dit : « Et puis les intervenants travaillent ensemble puisqu’on a quand même beaucoup de groupes thérapeutiques, qui sont parfois faits par des professionnels issus des différents secteurs ou des différentes disciplines. Donc il y a cette connaissance également de ce que fait l’autre au sein du CMPP. » ;
  • « faire ensemble » : on est bien dans l’idée d’une réalisation collective. On peut noter les propos de Mme L: « Il y a des semaines banalisées qui essaient d’encourager à ça. Moi je sais que ça m’est arrivé d’arriver à faire des choses avec des gens. » ;
  • solidarité dans les accompagnements dans des moments parfois difficiles ;
  • occasion d’échanges formels et informels.

Même si ces co-accompagnements ne sont pas tous à visée thérapeutique, on peut se référer à la pratique systémique ou en clinique interculturelle où la cothérapie se définit comme : « La conduite partagée de processus thérapeutiques dans le même temps, le même lieu et par les mêmes personnes. Dans ce contexte, les fonctions et les positions des thérapeutes sont clairement différenciées et complémentaires. (…) La pratique en cothérapie donne accès à une autre vision. »[42] La situation de « co » si les places de chacun sont distinctes va favoriser la complémentarité et l’émergence d’apports professionnels.

Il apparaît donc nécessaire de favoriser la pratique d’accompagnements à plusieurs, qu’ils soient à visée thérapeutique, ludique, pédagogique ou éducative : il est essentiel de co-construire des projets d’accompagnement et de pouvoir ensuite les mener conjointement. C’est alors une source extrêmement bénéfique au développement de la transdisciplinarité.

10. La dimension d’accueil

3 cadres sur les 5 interrogés évoquent la notion d’accueil (de stagiaires et de nouveaux salariés) comme étant un levier à la transdisciplinarité.

La posture d’accueil est fondamentalement reconnue dans les établissements médico-sociaux : un outil spécifique, le livret d’accueil, à destination des personnes accompagnées, est devenu obligatoire. L’accueil, c’est la réception que l’on fait à une personne. Je m’autorise ici le parallèle avec la notion d’accueil du nouveau-né : moment absolument crucial, particulièrement sensible qui n’a lieu qu’une seule fois. C’est là que se produisent les premières relations. Bien sûr, l’accueil d’un nouveau salarié, d’un stagiaire n’est pas aussi fondamental, mais il est nécessaire de garantir le fait que ce passage, cette transition se passe le mieux possible, et de permettre à la personne qui arrive de trouver des repères, de trouver sa place.

En ce sens, M. E précise qu’il est indispensable de structurer cette étape : « L’accueil, nous, par exemple, on a une procédure d’accueil d’un nouveau salarié qui passe par un certain nombre d’étapes. »

Par ailleurs, M. P fait référence à une précédente expérience autour de l’accueil : « A la Chesnaie, j’ai utilisé le système de parrainage et je trouvais ça super. On devrait réutiliser ça. C’est-à-dire quand un nouveau professionnel arrive, il est parrainé par un autre professionnel, un plus ancien et qu’il y ait un travail de lien si tu veux, entre l’ancien et le nouveau, le nouveau apportant le sang neuf et l’ancien apportant son expérience. » Ainsi, l’accueil peut aussi servir la connaissance mutuelle entre les professionnels. Il devient un outil de la transdisciplinarité, puisqu’il peut renforcer l’établissement de repères dans l’établissement, de repères autour de la place occupée par la personne ; s’il est structuré, il apporte de la sécurité.

Ensuite, Mme A évoque le fait que l’accueil peut permettre une autre voie d’entrée à la réflexion sur les pratiques professionnelles de chacun : « Un vrai levier. Un autre outil, c’est l‘accueil de stagiaires parce que ça, je pense que l’accueil de stagiaires permet de l’analyse de pratiques professionnelles quelque part ; ça permet à chacun de regarder effectivement comment j’exerce mon activité professionnelle. »

Le contexte du travail dispose donc de nombreux éléments venant favoriser la transdisciplinarité : à travers l’interconnaissance, la reconnaissance, la valorisation des identités professionnelles, la coordination, le sens apporté aux actions, des espaces formels et informels garantissant des échanges, des débats, la co-construction, le co-accompagnement. Tous ces leviers s’articulent à des outils, à des supports concrets que les personnes interrogées ont exposés de manière récurrente.

b-  Les outils, les supports

11. La fiche de fonction et l’entretien d’activité

2 cadres font référence aux fiches de fonction. Mme C les évoque ainsi : « En définissant bien les fiches de fonction des professionnels, en interpellant au quotidien le professionnel concerné par ça et sans se tromper parce que ça, ça arrive aussi : ne pas aller demander à l’ES si le traitement a bien été donné ».

  1. E fait le lien avec les entretiens annuels comme support à cette clarification: « Je pense aux entretiens annuels où nécessairement est abordée la place de l’individu dans l’équipe, dans l’institution, ses relations aux uns et aux autres ; je pense que sur les fiches de poste on pourrait recouper les aspects de la transdisciplinarité aussi (…) et je pense que si chacun a bien connaissance de ce qu’il peut faire, de ce qu’il sait faire et de comment il peut le faire et surtout a la sécurité et pas la crainte de se dire “je sais pas faire donc je vais me renseigner pour savoir comment je peux faire”, ça peut mieux fonctionner. »

Les fiches de fonction et les entretiens annuels (ou entretien d’activité) sont donc des outils permettant le développement de l’identité professionnelle. Ces dispositifs sont des supports à la clarification des identités professionnelles et à la reconnaissance via le processus de jugement.

12. Le projet individuel

Le projet individualisé, devenu central dans les établissements médico-sociaux depuis la loi 2002-2 est apparu très régulièrement au cours des entretiens. 4 des cadres l’évoquent et 9 professionnels sur les 14 l’ont soulevé. M. E nous dit par exemple : « A travers ce projet personnalisé, justement, sont rassemblés dans ce document, les différents objectifs, les manières dont ils sont évalués par les différents intervenants. C’est un outil qui cristallise la transdisciplinarité également. »

Les propos des professionnels sur ce point sont très nombreux. Je note ceux de Mme F : « Il y a déjà toutes les synthèses qui regroupent tous les professionnels, donc, là, on a un échange verbal avec les uns et les autres pour établir Le PIA, donc, là, c’est un travail collectif qui se fait. » Ou de Mme N : « Pour moi elle existe. Elle existe parce qu’on voit bien grâce au projet individualisé (…) Je pense que c’est obligatoire, puisque si on veut faire un projet individuel avec le résident au centre du dispositif, je pense qu’on ne peut pas le faire autrement. Je n’imagine pas qu’on puisse le faire autrement. »

Dans la recommandation « les attentes de la personne et le projet personnalisé » de l’ANESM, on peut lire : « Le projet personnalisé est une démarche dynamique, une co-construction qui tente de trouver un équilibre entre différentes sources de tension. »[43]

Le projet individuel (individualisé, personnalisé) doit rassembler tous les professionnels qui contribuent à l’accompagnement de la personne. Il se construit à partir de leurs constats et de la parole de la personne, de ses aspirations, de ses besoins. Cette notion de projet est directement liée à celle de la complexité humaine. C’est un outil de la transdisciplinarité car de fait, il fait appel à plusieurs disciplines. C’est un moment et un support formel dans le cadre duquel :

  • les professionnels se rencontrent ;
  • ils évaluent les démarches réalisées ;
  • des échanges autour des observations, des questions ont lieu entre eux ;
  • un cheminement se produit en articulation avec les attentes de la personne accompagnée ;
  • une analyse articulant ces différents points est réalisée ;
  • des perspectives, des objectifs sont dessinés.

Il est ensuite précisé dans la même recommandation de l’ANESM qu’« au sein d’un établissement/service, l’ensemble des professionnels qui, d’une manière ou d’une autre, travaillent autour de la situation de la personne accueillie et/ou accompagnée, sont concernés par l’élaboration des projets personnalisés. Si le responsable et le personnel d’encadrement sont garants de la démarche générale, les propositions et analyses de chaque professionnel en lien avec les personnes, doivent être prises en compte et valorisées, quelle que soit la qualification des professionnels. »[44] La reconnaissance de la place de chacun est ici clairement posée.

Mais, pour que le projet soit efficient à la fois dans le sens d’une qualité d’accompagnement et à la fois dans le sens d’un travail en transdisciplinarité, il ne doit pas être juste un mot… Un projet peut en effet se construire avec une juxtaposition de disciplines. Mme B intervient sur ce point : « C’est-à-dire que la réunion de projet chez nous, chacun s’exprime tour à tour. Ça prend un temps fou et puis il reste 10 minutes pour définir les axes du projet et puis, à l’année prochaine. Et là, on n’est pas du tout dans la transdisciplinarité. On est dans le récit que chacun, vu de sa fenêtre, raconte. Et cet espace de dialogue, de contradiction, bah, on n’est pas bon. »

En ce sens, Bertrand Dubreuil nous dit : « l’articulation entre les diverses actions ne peut être standardisée, puisqu’elle doit permettre une réponse d’ensemble individualisée. Elle requiert donc une mise en lien pour devenir une proposition cohérente au regard de la singularité de la personne. »[45]

L’outil projet individuel nécessite une méthodologie spécifique : plusieurs professionnels expriment le fait que cette méthodologie de projet a évolué ou est en cours d’évolution. Comme Mme S qui nous dit : « Et en ce moment on est train de retravailler sur notre projet personnalisé. Et du coup on est tous en train d’intégrer des outils et il y a des outils sur notre nouveau projet personnalisé qu’on est en train de penser, où chaque corps de métiers peut rajouter ses observations. » M. J revient sur l’évolution de leur outil : « Si par exemple, je prends le projet personnalisé, avant on avait un tableau type, il fallait qu’on remplisse le tableau. (…) Donc, création de groupe de travail etc… et la solution, c’était qu’il fallait en faire des outils accessibles et adaptés et personnalisables à chacun. (…) Donc, à chaque fois, il faut se reposer, se reposer des questions, travailler ensemble et réfléchir à quelque chose, donc voilà, de fait, ça nous amène à re-réfléchir systématiquement sur des nouveaux outils. »

Mme K insiste sur la manière avec laquelle le nouveau support permet une meilleure articulation avec l’implication de la personne accompagnée : « On a retravaillé des outils communs comme le plan d’accompagnement individualisé qui nous a permis, avec un support de le retravailler : on est partis sur complètement autre chose, parce que en effet, tout le monde est autour de la table. (…) faire quelque chose de plus personnalisé, de plus attentif à ce que la personne peut comprendre pour lui présenter un document dans lequel on l’aura aussi travaillé avec la personne et pas de notre côté. Bien inclure la personne. »

Lin Grimaud rappelle toutefois qu’il ne s’agit pas seulement de méthodologie : « On voit là clairement comment le processus (…) implique nouvellement les travailleurs sociaux, à la fois individuellement et collectivement. L’enjeu n’étant pas plus aujourd’hui qu’hier une affaire de « méthode » a priori, mais bien une question de politique institutionnelle garantissant la parole interdisciplinaire ; la mauvaise politique consistant à mettre la méthodologie de l’organisation en lieu et place d’une conception de la pratique, au lieu de les articuler. »[46] Il y a à penser un outil devenant le moyen, le support à la pratique de la transdisciplinarité en soutenant et développant climat de confiance, identité professionnelles, interconnaissance et reconnaissance : « Cet outil de conception et de formalisation d’un matériel pour le projet exige que son fonctionnement soit pensé, organisé et garanti institutionnellement. »[47]

 

13. Les écrits élaborés à plusieurs

Aucun cadre ne fait référence au travail des écrits comme levier à la transdisciplinarité mais 4 des 14 professionnels l’évoquent comme M. I qui nous dit : « Il y a tous les écrits qu’on peut faire ensemble quand on travaille ensemble sur le projet de service quand on a travaillé sur d’autres outils par rapport à la maltraitance. Tous les temps de réflexion. On met en place des documents qui vont être des supports, on formalise des choses. » Ou Mme K : « Maintenant, même les écrits, on les travaille ensemble et c’est quand même super bien. »

Comme les accompagnements en binômes ou à plusieurs, le fait d’écrire ensemble et donc de réfléchir ensemble est un véritable levier à la transdisciplinarité. On retrouve cette idée du « faire-ensemble », d’un cheminement et d’un aboutissement collectifs. Et comme M. I l’exprime, bien souvent, ces travaux vont être des supports institutionnels : un projet de service, un règlement de fonctionnement, une procédure… autant d’outils spécifiques à l’institution qui contribue à la structurer et à l’établissement de repères pour l’ensemble des professionnels. Cet aspect m’évoque la définition de la coopération proposée par Christophe Dejours : des instances aménagées pour la réalisation commune de supports institutionnels. Et cela sera d’autant plus efficient que les professionnels auront choisi de s’inscrire dans ces travaux, de s’y engager.

14. Le dossier unique de la personne accompagnée

Les cadres ne font pas référence à cet outil comme étant un levier. 2 salariés sur 14 l’évoquent. Pour autant, leurs propos le concernant apparaissent pertinents et méritent d’être soulevés. Je note ainsi ce que nous dit M. J : « En terme d’outil, là ce qui me vient comme ça, c’est le dossier unique de l’usager qui centralise et solidarise l’ensemble des professionnels qui interviennent, donc il peut aussi contribuer à ça, à la transdisciplinarité. » Ou encore Mme F : « La lecture du dossier du jeune ; le travail que chacun adjoint au dossier permet ce travail de transdisciplinarité. » Le dossier unique est le lieu de traçabilité formelle. Les écrits professionnels sont devenus fondamentaux dans le secteur. Quelle que soit la mission au sein de la structure, il est demandé aux professionnels d’écrire et notamment d’élaborer des éléments à joindre aux dossiers : sur l’histoire, le parcours, l’évolution des personnes accompagnées, reflet des pratiques de chacun. Un accès partagé au dossier vient favoriser l’interconnaissance et donc participe à la transdisciplinarité.

15. Des lectures, de la documentation

Mme B évoque la possibilité d’aménager des temps de lecture communs (d’articles, d’ouvrages du secteur mais aussi de sociologie, de philosophie, de psychologie…), de partage autour de vidéos. En effet, dans la plupart des institutions, on trouve des bibliothèques qui sont souvent désertées si les professionnels ne sont pas guidés dans les lectures, si ce travail n’est pas formalisé et porté institutionnellement : « Je pense à des lectures communes, à des vidéos communes… Je me dis que des lectures communes peuvent nous faire parler autrement de l’institution… par un objet tiers. »

Une pratique de lecture sur un mode collectif mériterait d’être approfondie dans les établissements médico-sociaux.

16. Formation continue

La question de la formation continue apparaît très nettement comme un support favorisant la transdisciplinarité. Tant les cadres que les professionnels l’évoquent. 3 cadres sur 5 y font référence, comme Mme A : « Mon outil favori, ça reste la formation (…) Et ça a pris aussi naissance grâce à une formation qui a été mise en place… grâce à la formation référent où chacun a pu réfléchir effectivement à sa posture dans l’équipe et sa posture dans la construction et dans l’accompagnement en fait de l’usager. » Et Mme C : « Car en fait, on a des formatons qui sont communes (…). Cette semaine, il y a eu une formation à l’extérieur sur l’autisme, il y avait autant de personnels éducatifs que de personnels paramédicaux. Ils y étaient ensemble, pour partager un même contenu et pour travailler sur ce contenu après de la même façon et pour avec ses compétences personnelles mais au moins avec un objectif commun. »

6 professionnels sur 14 l’évoquent. Je note les propos de Mme F : « Temps de retour des formations je vois, à des formations, où on va à plusieurs professionnels de disciplines différentes à une même formation, c’est vrai que là, il y a des échanges qui se font, dans ce sens-là. » Ou ceux de Mme K : « D’ailleurs on avait eu une formation sur la notion de référent mais aussi des métiers, ça nous a donné un peu des pistes de travail et après, on a construit ce nouvel outil ensemble. »

 

Plusieurs auteurs (Claude Dubar par exemple) font référence à la formation comme élément inhérent à la construction d’une identité. En ce sens qu’elle soit initiale ou continue, la formation va étayer l’identité professionnelle de chacun des acteurs ; point devenu à cette étape de cette étude, absolument central dans la question de la transdisciplinarité.

Florence Osty, dans le cadre d’une recherche dans le milieu de l’industrie, note que « outre les situations d’interdépendances, différentes séquences de communication peuvent être identifiées en équipe, les pratiques de formation en équipe, les retours d’expérience ou les situations de compagnonnage agissent au sein de l’équipe. » [48] Ici, ce n’est pas tant l’action professionnalisante de la formation qui est mise en avant mais plutôt les temps de partage dans le cadre des formations, les moments accordés aux échanges sur les savoirs, les procédés ou les vécus professionnels de chacun. Cela a un impact réel sur la constitution d’une équipe.

Et je mets tout naturellement cette question en lien avec les entretiens professionnels, devenus obligatoires avec la loi du 5 mars 2014 :

Pour le professionnel, cet entretien permet de se projeter dans son parcours professionnel et d’identifier les actions de formation à mobiliser au regard de l’évolution du métier et de la structure.

Pour le manager, l’entretien professionnel permet de repérer les compétences, les besoins en qualification et d’anticiper les évolutions. Ainsi des formations individuelles et collectives peuvent être mises en place. Elles contribuent nettement à une dynamique de rencontres on l’a dit, mais aussi au développement des compétences, donc du métier et donc de l’identité professionnelle.

La formation continue agit sur différents registres :

  • le développement des compétences, et donc la reconnaissance ;
  • le développement des identités professionnelles ;
  • les interactions entre les professionnels et donc l’interconnaissance.

Elle est alors un support constructif à la transdisciplinarité.

La transdisciplinarité n’est pas qu’une histoire d’outils ou de supports ; elle nécessite du cadre, un contexte structurant, d’évoluer de manière identifiée, explicitée, avec sens au regard des missions ; elle se développe avec un management attentif aux questions de confiance, d’identités professionnelles clarifiées et de reconnaissance.

Conclusion (extrait)

La question de l’interconnaissance apparait comme un élément fort de la transdisciplinarité. Cette dernière semble impossible si les professionnels ne se connaissent pas mutuellement : qui sont-ils ? Quel est leur métier ? Quel est leur parcours de formation ? Quelles sont leurs expériences professionnelles ? Quelles sont leurs missions, leurs actions ?

Le développement de l’interconnaissance se dessine à travers différentes démarches :

  • formations communes ;
  • temps Informels reconnus par l’institution ;
  • temps de convivialité ;
  • instances formelles pour établir cette interconnaissance ;
  • instances formelles de travail : réunions variées, projets, écrits communs, animation d’activités en commun, accompagnements spécifiques en commun…

Le développement et la reconnaissance des identités professionnelles est un second point fort de la transdisciplinarité. Cet aspect est avant tout porté par la direction et se décline au cœur de différents dispositifs et outils :

  • projets institutionnel et d’établissement ;
  • fiches de poste ;
  • entretiens d’activité et professionnel ;
  • organisation et animation des instances impliquant différentes disciplines.

La clarté du cadre institutionnel, du sens de la mission de chacun, des identités professionnelles, des différents projets : tous ces aspects demandent à être travaillés collectivement, co-construits, explicités et explicites, formalisés et exprimés très régulièrement.

Enfin, un travail en coordination est également un aspect indispensable de la mise en œuvre de la transdisciplinarité.

[1] Ion Jacques, Ravon Bertrand, Les Travailleurs sociaux, Editions la Découverte, Paris, 2012, p. 84.

[2] Sainsaulieu Renaud, Préface, Le Désir de métier, engagement, identité et reconnaissance au travail, PUR, Rennes, p. 14.

[3] Resweber Jean-Paul, Le Pari de la transdisciplinarité, L’Harmattan, Paris, 2000, p. 56.

[4] Miramon Jean-Pierre, La Coordination ressources humaines organisation management : un défi majeur pour la cohérence d’un fonctionnement institutionnel, Vie Sociale 2010/1 (n°1), pp. 59-74

[5] Ion Jacques, Le Travail social à l’épreuve du territoire, DUNOD, Paris, 1996, p.91

[6] Depaulis Alain, Travailler ensemble, un défi pour le médicosocial, Editions ERES, Toulouse, 2013, p. 127

[7] Ibid., p.176

[8] Hatzfeld Hélène, Nouveau dictionnaire critique de l’action sociale, Bayard, Paris, 2005, p.338

[9] Michel Lucie, Cours de Ressources Humaines, CESTES, Paris, le 21 juin 2017

[10] Zarifian Philippe, Intercompréhension et coopération dans le travail, intervention lors de la journée du 25 janvier 2005, organisée par l’institut de formation des cadres de santé du centre hospitalier universitaire de Dijon

[11] Ibid.

[12]Ibid.

[13] Fourdrignier Marc, De Nouvelles formes de travailler ensemble, Cahiers de sociologie et d’économie régionale, n°9/2010, pp.7-27

[14] Depaulis Alain, Travailler ensemble, un défi pour le médicosocial, Editions ERES, Toulouse, 2013, p. 177

[15] Dejours Christophe, Gernet Isabelle, Evaluation du travail et reconnaissance, Nouvelle revue de psychosociologie 2009/2 (n°8), pp. 27-36

[16] Dejours Christophe, Gernet Isabelle, Evaluation du travail et reconnaissance, Nouvelle revue de psychosociologie 2009/2 (n°8), pp. 27-36

[17] Honneth Axel, La Lutte pour la reconnaissance, Paris, Editions du Cerf, 2000

[18] Bouquet Brigitte, La Complexité de la légitimité, Vie Sociale, ERES, 2014/4 (n°8), pp. 13-23

[19] Osty Florence, Le Désir de métier, engagement, identité et reconnaissance au travail, Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 2010, p. 82

[20] Karsenty Laurent, La Confiance au travail, http://ergonomie.cnam.fr/equipe/karsenty/articles/16_karsenty_la_confiance.pdf

[21] Karsenty Laurent, La Confiance au travail, http://ergonomie.cnam.fr/equipe/karsenty/articles/16_karsenty_la_confiance.pdf

[22] Ibid.

[23] Nicolescu Basarab, Charte de la transdisciplinarité, http://ciret-transdisciplinarity.org/chart.php

[24] Minary Jean-Pierre, Collectifs et cadres de travail dans les impossibles métiers de la relation à l’autre, in Perspectives en clinique du travail, Erès, Toulouse, 2015, p. 115

[25] Ravon Bertrand, Refaire parler le métier. Le travail d’équipe pluridisciplinaire : réflexivité, controverses, accordage, Nouvelle revue de psychosociologie 2012/2 (n°14), pp. 97-111

[26] Clot Yves, https://www.anact.fr/le-travail-peut-il-devenir-supportable-entretien-avec-yves-clot-et-michel-gollac

[27] Foudriat Michel, cité dans autoriser et libérer la parole dans un cadre bien posé et bien porté, Les Cahiers de l’Actif n°484/487, septembre/décembre 2016, p. 138

[28] Michel Lucie, Cours de Ressources Humaines, CESTES, Paris, le 21 juin 2017

[29] Grimaud Lin, Pourquoi formaliser en travail social ?, Empan 2009/3 n°75, pp. 134-145

[30] Veysset-Puijalon Bernadette, Nouveau Dictionnaire critique de l’action sociale, Bayard, Paris, 2006, p. 148

[31] Jaeger Marcel, « L’Actualité des enjeux de la coordination des actions et des dispositifs ». Vie Sociale, N°1 2010, pp. 15-23

[32] Ibid.

[33] Miramon Jean-Pierre, La Coordination ressources humaines organisation management : un défi majeur pour la cohérence d’un fonctionnement institutionnel, Vie Sociale 2010/1 (n°1), pp. 59-74

[34] Fourdrignier Marc, De Nouvelles formes de travailler ensemble, Cahiers de sociologie et d’économie régionale, n°9/2010, pp.7-27

[35] Minary Jean-Pierre, Collectifs et cadres de travail dans les impossibles métiers de la relation à l’autre, in Perspectives en clinique du travail, Erès, Toulouse, 2015, p. 128

[36] Osty Florence, Le Désir de métier, engagement, identité et reconnaissance au travail, Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 2010, p. 85

[37] Miramon Jean-Pierre, La Coordination ressources humaines organisation management : un défi majeur pour la cohérence d’un fonctionnement institutionnel, Vie Sociale 2010/1 (n°1), pp. 59-74

[38] Fustier Paul, L’Interstitiel et la fabrique de l’équipe, Nouvelle revue de psychosociologie 2012/2 (n°14), pp. 85-96

[39] Ibid.

[40] Fustier Paul, L’Interstitiel et la fabrique de l’équipe, Nouvelle revue de psychosociologie 2012/2 (n°14), pp. 85-96

[41] Ibid.

[42] Martin-Borges Lucienne, Pocreau Jean-Bernard, https://www.erudit.org/fr/revues/smq/2013-v38-n1-smq0877/1019194ar/

[43] ANESM, les Attentes de la personne et le projet personnalisé, 2008, p. 15

[44] ANESM, les Attentes de la personne et le projet personnalisé, 2008, p.17

[45] Dubreuil Bertrand, http://www.pluriel-formation-recherche.fr/l-interdisciplinarite-un-postulat-tire-de-l-experience.html

[46] Grimaud Lin, Équipe pluridisciplinaire et clinique du projet, Vie Sociale et Traitement, Erès, Toulouse, 2008/2, n°98, pp. 100-109

[47] Ibid.

[48] Osty Florence, Le Désir de métier, engagement, identité et reconnaissance au travail, Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 2010, p.85