Axel KAHN, réciprocité, altérité, éthique

« L’autre est la condition de moi, je lui rends la pareille, nous sommes indispensables l’un à l’autre. »2   Axel KAHN

“Matérialiste darwinien, je considère que la vie n’a pas de sens. Agnostique irréductible, je ne crois pas à la création du monde, à un principe transcendantal de toute chose et de toute pensée, à l’Esprit déconnecté de l’humanité. (…) Ce qui m’importe le plus, c’est le sens à donner à une vie qui n’en a pas elle-même, cela est ma responsabilité. Une seconde après ma mort, j’aurai oublié tous ses éléments qui ont fait ma vie. Cela n’empêche pas que, au cours de cette vie l’itinéraire que j’aurai emprunté, les décisions que j’aurai prises importent. » Et de poursuivre : « Qu’est-ce que « moi » ? N’ai-je pas traversé nombre d’événements qui m’ont modelé et ont laissé en moi une empreinte profonde ? Puis-je alors me revendiquer libre et responsable de mes pensées et de mes actes ? Qu’est-ce qui est du ressort de ma décision ? Quelle est vraiment « ma » liberté ?»3 Enfin : « …j’œuvre pour permettre à chacun de se forger son libre arbitre, gage de la qualité d’un engagement. » « Ce souci de l’autre constitue l’horizon de ma réflexion et préside à la refondation de ma pensée morale à laquelle je me suis attelé. »4 Cette présentation d’Axel Kahn par lui-même est la meilleure introduction à son œuvre. Articulant trois thèmes : réciprocité, altérité, éthique, elle nous projette au cœur des questions qui animent notre collectif.

L’homme possède une spécificité dans le monde vivant, celle d’avoir des pensées qui lui donnent des ressources infinies dans la défense de ses intérêts et la préservation de son aptitude à se reproduire. Cette singularité s’observe sur deux plans. L’homme est capable d’une cruauté gratuite à nulle autre pareille dans le monde animal, mais s’il n’est pas naturellement bon, il possède conjointement une capacité à porter un regard critique sur ses pensées et sur ses actes. Notre évocation de la pensée d’Axel Kahn peut s’engager à partir de cette simple question : comment se constitue notre sentiment du bien et du mal ? Lequel a précédé l’autre ? Comment s’articulent-ils l’un à l’autre ? Une entrée qui nous ouvre à une plus ambitieuse interrogation : comment Homo sapiens s’est-il humanisé ?

Qu’est-ce qui préside chez l’homme à l’acquisition du sens du bien et du mal, autrement dit du sens moral ? La sempiternelle question de l’inné et de l’acquis se pose inévitablement : comment situer la part des déterminations biologiques et celle des processus psychiques et culturels. Chaque époque connait ces extrapolations scientifiques, souvent nourries de préjugés idéologiques qui conduisent à une interprétation réductionniste des conduites humaines. Les travaux génétiques contemporains ne manquent pas à la tradition laissant entendre une relation directe et mécanique entre les gènes et les comportements. Cette vision monolithique ne tient pas compte de la complexité du phénomène. S’il s’agit de dire qu’il existe une base matérielle aux opérations mentales, c’est une évidence. S’il faut affirmer qu’il est utile de les connaître, c’est encore une évidence. Mais qu’est-ce que cela apporte à la compréhension de l’émergence de la pensée morale ? Si l’on veut progresser dans ce questionnement, il convient de clairement distinguer ce qui relève du support physique, physiologique, biologique, génétique… et ce qui en est la manifestation. Si le violon est indispensable à l’interprète, ce n’est pas l’instrument qui en exhale le chant. Ce qui autorise cette affirmation : « La possession d’un génome humain est indispensable à l’émergence d’une pensée morale »5.

L’organisme de l’homme est naturellement doté de propriétés biologiques propices au développement de ses capacités d’adaptation. Dès lors qu’elles sont activées, celle-ci stimulent en retour ce terreau originel, accroissent le nombre de neurones, démultiplient les circuits élargissant ainsi le potentiel d’adaptabilité. Dans le champ de l’acquisition des valeurs sociales qui nous occupent, des propriétés biologiques permettent et facilitent l’échange intersubjectif qui conduit à l’émergence de la pensée. Ce processus n’est cependant possible que dans une relation intersubjective entre individus. « Une potentialité pour s’exprimer doit être d’abord préservée, et ensuite développée. Lorsqu’elle n’est pas stimulée, elle s’efface, sans laisser de trace conséquente. »6 Kahn en donne pour exemple, l’enfant sauvage de l’Aveyron. Malgré les bons soins du docteur Itard, les progrès réalisés n’ont jamais permis à Victor de s’approprier le langage des humains. Un constat confirmé par les travaux contemporains sur la plasticité synaptique.

Nous touchons là un des points les plus saillants de la thèse de Kahn : le rôle déterminant de l’intersubjectivité affirmant que l’éveil de la conscience de chacun est tributaire et indissociable de la reconnaissance de l’autre. Ce couple matriciel de l’un et de l’autre est la condition de l’activation de notre potentiel biologique permettant l’avènement de la pensée. Je ne me reconnais et n’adviens en tant que sujet que par une médiation à l’autre, inscrit lui-même dans un cadre social acculturé : « je ne sais ce que je suis et ce que je vaux qu’à travers l’autre. » Ce couple singulier se développera dans ce paradoxe de dualité et d’interdépendance : « l’autre [étant] toujours le miroir déformant mais indispensable de soi-même, condition de l’édification de toute personnalité »7. Cette reconnaissance inscrit l’individu dans un échange mutuel par lequel il acquiert le sens de la réciprocité. Elle l’introduit à la conscience de la valeur intrinsèque de l’autre et à son respect. Le long processus d’humanisation prend corps grâce à la réciprocité qui instaure le sens de l’altérité.

La naissance du sens moral s’inscrit dans la logique de cette dynamique psychique interindividuelle par la prise de conscience que l’autre m’est indispensable ! Telle est la « base ontologique du sens moral lié à la nécessité de l’autre pour la conquête de soi. »8 Ce fondement déterminant pour l’évolution de l’humanité ne nous exempte pas du mal. Pour Kahn le mal est propre à l’espèce humaine, il est même la condition de la pensée morale. C’est parce qu’il peut commettre des actions mauvaises dont il peut même tirer de la jouissance que dans un impératif de préservation l’homme est conduit à l’invention du bien. C’est ainsi que malgré notre inclinaison à servir nos intérêts, nos désirs et nos pulsions, nous disposons de cette capacité de nous interroger et d’évaluer nos actions à l’aune des préjudices que nous apporterions à autrui, au risque en outre de la culpabilité. L’auteur de Un type bien ne fait pas ça… définit ainsi le bien : « J’appelle Bien tout ce qui procède de la pensée, et des actions qui en découlent, ayant comme objectif de préserver l’humanité de l’autre en ce que je la reconnais équivalente à la mienne propre. »9 Nulle action morale n’existe hors de la reconnaissance de la valeur de l’autre similaire à la mienne. Pratiquement, par-delà sa valeur intrinsèque, une action n’est morale que lorsqu’elle prend en compte l’intérêt qu’elle a pour soi-même et les conséquences qu’elle peut avoir pour l’autre. La morale suppose implicitement une réflexion permanente sur notre relation à l’autre. Est-ce que ce que cette action que je décide ne constitue pas une agression ou plus simplement une offense pour mon partenaire, mon voisin, mon collègue… ? Le principe de réciprocité implique que je respecte l’autonomie de l’autre autant que je souhaite qu’il respecte la mienne.

Ce sens de l’altérité qui induit la reconnaissance de la valeur et des droits d’autrui n’est pas donné automatiquement par la conscience de l’existence de l’autre, il s’acquiert. Kahn considère comme « sens moral originel » les positionnements ethnocentriques de type tribal, depuis la bande du quartier que j’habite, les membres de mon parti, les adeptes de ma religion ou du gang, se caractérisant par une identification au proche, identification au même et non à la reconnaissance de l’autre semblable. Vécu comme une menace, il n’intègre pas cet autre-étranger à sa sphère familière. Les valeurs morales et la solidarité sont limitées au clan hors du partage des valeurs universelles. Il est de la responsabilité de chacun d’être conscient du rôle de l’éducation dans la transmission de cette ouverture à l’autre contre le refuge dans des archaïsmes tribaux. Passer de la morale primaire du groupe à la reconnaissance de la valeur de l’autre différent mais semblable, a nécessité des millénaires. Ce développement humain, grâce à l’accroissement de ses potentialités mentales et morales a permis de progresser dans l’idéal d’humanisation10.

Axel Kahn pense en effet que l’accès à la pensée morale est concomitant à l’avènement de l’humanité. La prise en compte de l’autre, la conscience qu’il est indispensable à mon existence a été le moteur du développement des relations humaines et de l’épanouissement des potentialités inscrites dans ses gènes. Les relations intersubjectives ont permis l’activation des gènes préhumains et facilité l’exploitation d’un potentiel biologique latent. A partir du moment où je prends en compte l’existence et la pensée de l’autre, je lui reconnais les mêmes droits que les miens. En conséquence je développe des conduites dans le respect de son autonomie. Cette interrogation sur l’existence et les pensées d’autrui est donc à l’origine de l’humanisation de l’Homo sapiens et elle en est aussi la condition. Dans cette aspiration, la dignité est la qualité d’« une communauté humaine [qui] se fixe le devoir de respecter les êtres, y compris ceux qui sont dans l’incapacité de réclamer leurs droits. »

Cet évolutionnisme souriant que l’on espère garant de la continuité de l’amélioration de notre humanisation est tributaire de la haute considération en laquelle Kahn tient l’homme. L’auteur de L’homme, le bien, le mal ne croît pas d’avantage au déterminisme d’une divinité qu’au conditionnement par les gènes. Moyennant quoi il lui octroie deux qualités supérieures indissociables : la liberté et la responsabilité. Tout être humain est soumis à des influences diverses : physiologiques, psychiques, sexuelles, culturelles, éducatives, événementielles… mais il possède les capacités de s’interroger sur ce qui fonde ses choix et ses actes et ainsi parfois de s’en émanciper : « Quelle que soit l’analyse de chacun sur cette énigme du libre arbitre, tous pourront se retrouver sur l’exigence éthique de faire le maximum pour desserrer l’étau des déterminismes, élargir le spectre des possibles et dégager de la sorte un espace où puisse s’épanouir la liberté ou du moins ce qui est ressenti comme tel. »11

Alain DEPAULIS

Bibliographie :

KAHN Axel, LECOURT Dominique, Bioéthique et liberté, Quadrige/PUF, 2004

KAHN Axel, Raisonnable et humain ? Nil éditions, Paris 2004

KAHN Axel, L’homme ce roseau pensant… Essai sur les racines de la nature humaine, Nil éditions, Paris 2007

KAHN Axel et GODIN Christian, L’homme, le Bien, le Mal, Une morale sans transcendance. Pluriel, Hachette Littérature. 1ère édition, Les Essais, Stock, 2008

KAHN Axel, Un type bien ne fait pas ça… Morale, éthique et itinéraire personnel. NIL éditions, Paris, 2010

KAHN Axel, Être humain, pleinement, Les essais, Editions Stock, 2016

1 Cette présentation de la philosophie humaniste d’Axel KAHN se réfère à : KAHN Axel, GODIN Christian, L’homme, le Bien, le Mal, (HBM) Pluriel, Hachette Littérature et à KAHN Axel, Un type bien ne fait pas ça… (UTB). NIL éditions, Paris 2010,

2 UTB p.43

3 UTB. p.24-25

4 UTB. p.43

5 HBM, p.53

6 HBM, p.61

7 HBM, p.70

8 HBM, p.66

9 HBM, p.65 & UTB, p. 65

10 Kahn : « L’hominisation est le processus qui a abouti à l’apparition et à l’évolution biologique des différents primates du genre Homo (…). En revanche je réserverai le terme d’humanisation à l’acculturation d’un homme interagissant avec les autres au sein d’une culture humaine, phénomène indispensable à la mise en place de l’éventail des capacités mentales propres à notre espèce. » Raisonnable et humain ? Nil éditions, Paris 2004 ? p. 73

11 UTB, p. 241